Le cas complexe de Juliette Gaultier de la Vérendrye

Judith Klassen

Remarque : La terminologie historique utilisée dans certains documents d’archives cités dans cet article n’est plus jugée appropriée.

Juliette Gaultier de la Vérendrye (1888-1972) n’est pas un personnage que je connaissais bien à mon arrivée au Musée, il y a trois ans. En toute honnêteté, je me demande même si je la « connais » mieux aujourd’hui. Il reste que, durant ces années, cette chanteuse s’est révélée d’une présence à la fois énigmatique et fortuite. Plus j’en apprends sur elle, plus l’incidence de son œuvre sur le travail que nous réalisons m’apparaît intéressante. En quoi consiste entretenir des collections et des archives muséales nationales, en prendre soin? Qu’est-ce qui rend un objet ou un air musical « canadien »? Et que peut-on apprendre des exemples de rencontres et d’échanges culturels que rapporte l’histoire?

Matériel promotionnel de Juliette Gaultier Matériel promotionnel de Juliette Gaultier

Matériel promotionnel de Juliette Gaultier. © Musée canadien de l’histoire, Fonds Juliette Gaultier, F218_2_001.jpg; Gaultier F218_2_002.jpg

La soprano canadienne Juliette Gaultier a été – et demeure – un cas complexe. Formée en Europe avant de s’établir à New York à la fin des années 1920, elle interprétait ce qu’elle appelait des « chants folkloriques canadiens » dans les salles de concert où elle tentait de divertir et d’éduquer son public.

Juliette Gaultier a connu un succès retentissant à ses débuts au Town Hall, en 1927[1]. C’est ensuite le Neighborhood Playhouse — lieu d’avant-garde new-yorkais où les artistes étaient invités à se produire et à expérimenter — qui l’a accueillie pendant 16 semaines. La chanteuse comptait parmi ses contacts au Canada et aux États-Unis de grandes personnalités, dont le portraitiste américain Langdon Kihn, le peintre Arthur Lismer, du Groupe des sept, la compositrice Marion Bauer, le premier ministre William Lyon Mackenzie King et les anthropologues Marius Barbeau et Diamond Jenness, du Musée national du Canada.

Ces derniers ont d’ailleurs permis à Juliette Gaultier d’avoir accès aux archives du Musée national (devenu le Musée canadien de l’histoire), d’où elle a tiré son répertoire de chants des Premières Nations et d’airs inuits, canadiens-français et acadiens. Elle a aussi pu emprunter des costumes des collections du Musée pour ses prestations. C’est grâce à cette association avec le Musée qu’elle a impressionné les auditoires par l’authenticité de ses choix musicaux et vestimentaires[2].

Il est difficile de se faire une idée de ces images de Juliette Gaultier. Étudiées sous un angle actuel, les questions de la représentation et de l’appropriation culturelles ne peuvent être ignorées. Que signifie pour une chanteuse le fait de puiser dans les collections d’un musée pour « authentifier » la présentation d’une culture expressive sur une scène? Des questions connexes, examinées par des universitaires comme Jessup (2008) et Slominska (2009), prennent une dimension tactile dans le contexte du Musée. Bien que des photos, des lettres et d’autres médias de cette période témoignent de l’œuvre de Juliette Gaultier, nous n’avons aucun élément d’information équivalent au sujet de la réaction des communautés culturelles auxquelles elle a emprunté son répertoire. Que nous dit l’exemple de Juliette Gaultier, assez littéralement, sur la parole et le silence historiques?

Par ailleurs, la correspondance et les entrevues de la chanteuse incitent à conclure à des intentions bienveillantes, voire naïves. Dans une entrevue accordée en 1930, cette dernière affirme que ce qui l’intéresse le plus, c’est d’entendre la musique des Premières Nations et des Inuits, [traduction] « jouée par les Autochtones eux-mêmes ou encore sous sa forme première, si des Blancs en interprètent des chants, ou à tout le moins harmonisée uniquement avec des instruments indigènes » (The Phonograph Monthly Review, p. 366). Juliette Gaultier faisait des recherches sérieuses pour s’assurer de l’« exactitude » de ses prestations. Dans une lettre à Diamond Jenness, l’explorateur de l’Arctique Vilhjalmur Stefansson écrit à son sujet : [traduction] « À ma connaissance, c’est la première fois que des chants esquimaux sont chantés juste, comme ils sont, au lieu de servir d’“inspiration” dans une quelconque mise en scène élaborée. »

Matériel promotionnel de Juliette Gaultier

Matériel promotionnel de Juliette Gaultier. © Musée canadien de l’histoire, Fonds Juliette Gaultier, F218_2_004.jpg.

Juliette Gaultier n’a pas fait fortune en interprétant des « chants folkloriques canadiens », et son succès a été éphémère. Cependant, les questions que soulèvent des prestations comme les siennes demeurent actuelles et rappellent la complexité des échanges interculturels, de la représentation et des bonnes intentions.

Lectures suggérées

Archives du Musée canadien de l’histoire, fonds Marius-Barbeau.

Archives du Musée canadien de l’histoire, fonds Juliette Gaultier.

Archives du Musée canadien de l’histoire, fonds Diamond Jenness.

Archives du Musée canadien de l’histoire, fonds Noeline Martin.

« Folk Song and Phonograph: Juliette Gaultier de la Verendrye reveals the treasure store of Canadian Folk Music », The Phonograph Monthly Review (août 1930), p. 365-366.

Jessup, Lynda. « Marius Barbeau and Early Ethnographic Cinema », dans Around and About Marius Barbeau: Modelling Twentieth-Century Culture, sous la direction de Lynda Jessup, Andrew Nurse et Gordon E. Smith, Gatineau (Québec), Musée canadien des civilisations, 2008, p. 269-304.

Jessup, Lynda. « Tin cans and machinery: Saving the Sagas and other stuff », Visual Anthropology, article publié en collaboration avec la Commission d’anthropologie visuelle, vol. 12, no 1 (1999), p. 49-86.

Slominska, Anita. Interpreting Success and Failure: The Eclectic Careers of Eva and Juliette Gauthier, thèse de doctorat, Université McGill, 2009.

Note

[1] Voir Slominska (2009) pour une description détaillée de l’événement et de ses préparatifs (chapitre 2, p. 10-15).

[2] Voir Jessup (2008) et Slominska (2009) pour approfondir le sujet.