Un siècle de mesure du temps

Amanda Gould & John Willis

Le temps… On dit qu’il fuit, et jamais nous ne semblons en avoir assez. Notre vie se déroule au fil du temps. Toutes les étapes de notre vie portent son sceau. Le temps s’infiltre dans nos habitudes quotidiennes et nous rappelle les changements de saisons. Si notre vie se déroule au rythme où le temps s’égrène, celui-ci mesure aussi, inexorablement et sans pitié, le passage des jours, des mois et des années.

Nous rappelons à nos enfants qu’à l’époque – par exemple dans les années  1960 ou les années  1990 – tout était différent et on faisait les choses autrement. Le temps, exprimé en décennies ou en siècles, est une abstraction pour nos descendants, d’où notre besoin de souligner son importance. Les gens de la génération urbaine actuelle, nez collé sur leurs cellulaires, n’ont qu’à regarder leurs appareils pour savoir l’heure exacte.

Cette fixation sur les instruments de poche n’est pas nouvelle : nous l’avons depuis un siècle, sinon plus. Depuis bien des années, hommes et femmes jettent un œil à leur poignet pour savoir l’heure. À une autre époque, peut-être auraient-ils eu le réflexe de regarder leur montre de poche, bien au chaud dans le gilet de Monsieur, ou fixée à une chaîne passée autour du cou de Madame.

Nous avons, dans la collection du Musée, une montre dont l’histoire, un peu particulière, illustre la façon dont le temps, ne suspendant jamais son vol, a évolué. Cette montre a été portée par un passager ou un membre de l’équipage de l’Empress of Ireland, le soir où le navire a coulé dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent, près de Pointe-au-Père, le 29 mai 1914.

Il est certain que ce n’était pas la seule montre à bord de l’Empress, mais celle-ci est intrigante parce que nous savons très peu de choses sur son passé. Nous ne pouvons en voir les aiguilles : le cadran n’existe plus. Même en tentant, par une ouverture, d’apercevoir le mécanisme à l’intérieur, nous n’y distinguons pas grand-chose.

Elle n’a pas (encore) été démontée, comme cela a été fait au Smithsonian, en 2009, pour celle d’Abraham Lincoln. Peut-être découvririons-nous alors les minuscules roues dentées et les divers rouages nécessaires à son fonctionnement. Ceux-ci sont en partie visibles dans la micrographie et les radiographies prises afin de mieux percevoir le cœur de la montre. Malheureusement, les clichés radiographiques n’ont rien laissé voir de très concluant : les parties métalliques plus épaisses et plus denses ressortaient en plus pâle, tandis que les pièces de métal plus minces étaient plus foncées.

À l’extérieur, sous le couvercle, certaines marques visibles à l’œil nu et gravées mécaniquement dans le métal permettent de connaître l’identité du fabricant : Robert Ingersoll Bros, de New York. S’y trouvent aussi, en cercles concentriques, deux séries de chiffres qui représentent les dates des brevets. Le cercle extérieur (le plus récent) indique les dates suivantes : le 29 juin (19)09, le 24 mai (19)10, le 12 nov. (19)12; les anneaux intérieurs s’étendent de janvier 1901 à juin 1907.

La date la plus récente, novembre 1912, incite à penser que le propriétaire de la montre ne l’avait que depuis un peu moins de deux ans quand l’Empress a coulé. Le numéro de série du mouvement, le 3212177, est lui aussi gravé dans le métal. Selon le tableau en ligne des numéros de série de l’Ingersoll Watch Company, ces chiffres laissent supposer que la montre retrouvée sur l’Empress aurait été fabriquée en 1911, mais les dates des brevets disent autre chose.

L’étiquette intérieure de la montre en raconte davantage sur son histoire : après traitement de conservation, il est apparu qu’il s’agissait d’une montre « Yankee Dollar », soit une montre qui coûte un dollar. Par contre, ce n’était pas apparent de prime abord. La restauratrice de papier l’a découvert lorsqu’elle a commencé à rassembler les fragments de l’étiquette.

L’image de gauche nous fait voir le plus grand fragment, avant traitement. À l’origine, ce fragment fut inséré à l’intérieur du couvercle arrière de la montre.

L’image de gauche nous fait voir le plus grand fragment, avant traitement. À l’origine, ce fragment fut inséré à l’intérieur du couvercle arrière de la montre.

L’étiquette, avant le traitement, se composait d’un grand fragment détaché, dans le couvercle de la montre, et de nombreux fragments plus petits — dont un portant l’inscription « THIS » qui était restée fixée à l’intérieur du couvercle. La taille du grand fragment révélait qu’il manquait environ la moitié de l’étiquette, car les dimensions d’origine correspondaient à celles de l’intérieur du couvercle. Le grand fragment comportait nombre de déchirures et de plis, et la surface du papier était si usée par endroits qu’elle faisait penser à un coussinet de fibres.

Pour la plupart, les petits fragments se trouvaient dans le logement du mécanisme. L’étiquette est probablement en papier vélin, mais il demeure difficile de savoir quelles étaient les couleurs, l’épaisseur et la texture d’origine du papier, car plus de 90 p. 100 de la surface est orangée en raison des taches dues à la corrosion des éléments de la montre. La montre n’est pas faite principalement de fer, mais elle comporte des vis et rivets en fer.

Avant le traitement, on pouvait lire ceci sur le plus grand fragment :

GUAR_/TO KEEP GOO_/YEAR AND IF_/___TO DO_S/BY US FREE_/OPTION FOR_/WRAP CAREFU_/RETURN POST_/YOUR NAME_/LID ONLY/______SIGNED BY/DEALER WHEN SOLD/DEALER SIGN NAME HERE [________]/ROBTH_/315_AVE., NE/AFTER FIRST YE_/IF WATCH NEEDS REPAIR_/IT TO US AND WE WILL I_/YOU WHAT REPA_/WILL COST/ WAT______AND DATE IS/
[Traduction] [GAR_/POUR PRENDRE SOIN_/ANNÉE ET SI/__ À FAIRE_S/PAR NOUS SANS FRAIS_/OPTION POUR_/BIEN EMBALLER_/RETOURNER FRAIS DE POSTE_/VOTRE NOM/COUVERCLE SEULEMENT/______SIGNÉ PAR/VENDEUR SI VENDU/VENDEUR SIGNER ICI[________]/ROBTH_/315_AVE. NE/APRÈS LA PREMIÈRE ANNÉE_/SI LA MONTRE DOIT ÊTRE RÉPARÉE_/LA NOUS ET NOUS_/VOUS DIRONS LE COÛT_/DES RÉPARATIONS/MONTR______ET LA DATE/]

Au cours du traitement, certains fragments essentiels ont été récupérés — l’un sur la première ligne, ajoutant ceci au texte de l’étiquette :

THIS/ YAN /GUAR_/TO KEEP GOO_/YEAR AND IF_/___TO DO_S/BY US FREE_/OPTION [CETTE/ YAN/ GARA_/
[Traduction] POUR PRENDRE SOIN_/ANNÉE ET SI_/___POUR FAIRE/PAR NOS SOINS SANS FRAIS_/OPTION]

Pendant le traitement, tous les fragments récupérés, pour la plupart dans le logement du mécanisme, ont été fixés individuellement à du papier Japon (montré ici, le papier blanc). Le papier Japon est souvent utilisé dans les travaux de ce genre, car il est résistant, mais n’endommage pas les fragiles fragments de papier.

Pendant le traitement, tous les fragments récupérés, pour la plupart dans le logement du mécanisme, ont été fixés individuellement à du papier Japon (montré ici, le papier blanc). Le papier Japon est souvent utilisé dans les travaux de ce genre, car il est résistant, mais n’endommage pas les fragiles fragments de papier.

Le « YAN » indique qu’il s’agit d’une montre Yankee Dollar (montre à un dollar). Ne ménageant aucun effort, nous avons aussi pu rendre plus visible l’inscription de la troisième ligne, où est mentionné le nom du fabricant de la montre, Robert Ingersoll and Brothers :

WHEN SOLD/DEALER SIGN NAME HERE [________]/ROBT.H.INGERSOLL/BRO/MA/315_AVE.,
[Traduction] [À LA VENTE/LE VENDEUR SIGNE ICI [________]/ROBT.H.INGERSOLL/BRO/MA/315_AVE.,

Après traitement, le papier, monté sur tissu japonais, a été placé sur une mince pellicule de polyester, pour être ensuite réinséré dans le couvercle de la montre.

Après traitement, le papier, monté sur tissu japonais, a été placé sur une mince pellicule de polyester, pour être ensuite réinséré dans le couvercle de la montre.

Vendeur de talent et doté d’un bon sens des affaires, Robert Ingersoll a commencé à vendre des montres de gousset bon marché lors de l’exposition universelle de 1893 à Chicago. En quelques années à peine, il a vendu des centaines de milliers de montres « à 1 $ » (Yankee Dollar) fabriquées pour son compte par la Waterbury Clock Company, entreprise du Connecticut dans une ville du centre de cet État où l’on trouve bon nombre d’immigrants canadiens-français. Ces montres à un dollar se sont vendues en Europe et dans toute l’Amérique du Nord, y compris au Canada. Dès 1903, l’entreprise avait un bureau à Montréal.

Grâce au vif succès remporté par l’entreprise, il existe de nombreux exemplaires de montres à un dollar d’Ingersoll et d’étiquettes pour ces montres. Mais une seule de la collection du Musée canadien de l’histoire est associée au naufrage de l’Empress of Ireland. D’autres montres ont été retrouvées sur les victimes de la catastrophe; les journaux font état d’au moins quatre. Par contre, au tournant du xix siècle, nombreux sont ceux qui possédaient une montre, et il est donc probable qu’il y avait bien plus de montres à bord.

Page du catalogue d’Ingersoll Brothers annonçant la montre « Yankee Dollar ». L’image montre une étiquette précisant la garantie à toute épreuve d’Ingersoll. L’entreprise visait délibérément le marché de masse. Voici ce qu’affirmait la publicité : « Nous nous qualifions d’“horlogers du peuple américain” parce que nous fabriquons des montres de qualité garantie que peut s’offrir la MASSE des gens. »

Page du catalogue d’Ingersoll Brothers annonçant la montre « Yankee Dollar ». L’image montre une étiquette précisant la garantie à toute épreuve d’Ingersoll. L’entreprise visait délibérément le marché de masse. Voici ce qu’affirmait la publicité : « Nous nous qualifions d’“horlogers du peuple américain” parce que nous fabriquons des montres de qualité garantie que peut s’offrir la MASSE des gens. »

Fait intéressant, les montres mentionnées dans la presse de l’époque se sont arrêtées entre 2 h 15 et 2 h 19, le matin du 29 mai 1914. Cela nous rappelle, que lors d’une catastrophe, le temps — soit la dimension dans laquelle se déroulent nos vies — peut subitement et tragiquement s’arrêter. Le tic-tac de la montre s’interrompt; le cœur de l’humanité s’arrête pour un instant.