Des lieux à respecter


Introduction

Qui peut révéler l'origine des inukshuit, ces amas de pierres évoquant la forme humaine qui surveillent la toundra? S'agit-il, comme on l'accepte volontiers, de cairns dressés de colline en colline pour effrayer les caribous et les conduire vers un lieu d'embuscade? Ou encore d'espèces de sentinelles, pétries de silence, affirmant qu'en ces terres désolées des êtres qui, dans leur propre langue, se désignent comme «les hommes véritables» ont vécu, aimé, donné la vie?

Georges-Hébert Germain, Inuit: les peuples du froid (Éditions Libre Expression, 1995).


  L'Arctique, vaste région modelée sans cesse par les forces naturelles en une infinie toundra, en montagnes magnifiques et en innombrables îles, constitue un tiers de la surface du Canada. Au cours d'une année, les températures dans l'Arctique peuvent varier entre +30 °C et -60 °C. Cet écart fabuleux crée un milieu qui ne laisse aux êtres vivants d'autre choix que de s'adapter, de fuir ou de mourir. Les Inuit ont su s'adapter. Ils habitent Nunatsiaq (la Belle Terre) depuis plus de 4000 ans -- un exploit extraordinaire, à coup sûr.

La terre et la mer fournissaient aux Inuit tout ce dont ils avaient besoin. À l'exception des blocs de neige qui servaient à construire des abris et à préparer certains pièges, presque tout ce qu'ils ajoutaient au paysage était fait à partir de pierres non taillées et faciles à déplacer. Certains objets étaient faits pour durer toujours. D'autres étaient façonnés avec beaucoup d'habileté, mais destinés à disparaître sans laisser de trace, par exemple le qaggiq, le grand iglou de cérémonie édifié chaque année pour célébrer la Siiliitut, la fête de la lune du milieu de l'hiver.

Tous les Inuit de l'Arctique connaissaient l'existence de « lieux à respecter ». Ces lieux géographiques réels, bien que parfois fantomatiques, ont été évoqués dans la langue, dans les chants et dans de remarquables dessins. Certains de ces lieux, tellement impressionnants, étaient très faciles à reconnaître. D'autres se reconnaissaient aux objets qu'on y trouvait. D'autres encore étaient impossibles à identifier, sauf si quelqu'un qui en connaissait l'importance en révélait l'existence; il fallait y croire pour les voir.

Les inuksuit -- personnages en pierre -- comptent parmi ces lieux. Le terme inuksuk (singulier d'inuksuit) signifie « agir à titre d'être humain ». Ce terme est une extension d'inuk, qui veut dire « être humain ». Outre leurs fonctions terrestres, certains personnages ressemblant à des inuksuit présentaient des connotations spirituelles et ils étaient des objets de vénération, qui marquaient souvent le seuil du paysage spirituel des Inummariit, mot qui veut dire « les êtres qui savaient comment survivre sur la terre en respectant le mode de vie traditionnel ».

Taillé dans n'importe quelle pierre brute trouvée à portée de main par des gens au talent variable, l'inuksuk est aussi caractéristique qu'une empreinte digitale, mais les inuksuit sont mal compris. La signification de certains inuksuit est d'ailleurs sensée demeurer à jamais cachée; la signification d'autres a été oubliée avec le temps. Souvent, la disposition et l'agencement des inuksuit étaient le fruit d'une réflexion aussi mûre que leur construction. Certains étaient placés de façon à être visibles de très loin tandis que d'autres étaient camouflés à la vue des passants. Certains être placés pour être vus sur un fond enneigé; d'autres, placés sur le rivage, pour être vus de la mer ou des glaces. Certains inuksuit étaient disposés dans un ordre précis sur de grandes distances tandis que d'autres étaient groupés formellement pour définir un espace précis ou former un cercle.

Les inuksuit varient non seulement en taille, mais aussi en fonction. L'une de ces fonctions étaient de guider les troupeaux d'animaux sauvages jusqu'à un endroit où les bêtes pourraient être abattues en grand nombre. Une autre était de guider les chasseurs qui voyageaient sur la terre ferme, en mer ou sur les glaces, mais en vue de la terre. Il y a des endroits en Arctique où des réseaux d'inuksuit s'étendent depuis l'intérieur des terres jusqu'à la mer et longent les côtes dans les deux directions. Certains inuksuit ont été érigés pour faire office de communications. Ils pouvaient indiquer, par exemple, où étaient les endroits dangereux ou quelle était la profondeur de la neige ou la direction de la terre ferme depuis une île où des phoques ou du poisson pouvaient être pris. Ces inuksuit étaient destinés à être des messages fixes dans le temps et l'espace. D'autres étaient des messages personnels laissés sur le paysage, par exemple un message d'un mari à sa femme pour indiquer à celle-ci de venir le rejoindre à une date ultérieure ou une expression de peine marquant l'endroit du trépas d'un être cher.

Par ailleurs, d'autres inuksuit encore avaient une fonction autre que pratique. Il fut un temps où ils étaient vénérés comme formes matérielles du pouvoir. Ils n'étaient pas des symboles de pouvoir, mais bien des lieux de pouvoir. Certains devaient demeurer inviolés à tout jamais et jusqu'à ce jour, on continue de les éviter soigneusement. D'autres étaient considérés comme des sources de bonne fortune, de guérison et de protection et étaient donc respectés, touchés et garnis d'offrandes.

La plupart des Inuit habitent maintenant des villages, vont à l'église, envoient leurs enfants à l'école et ont accès à des services de santé. Néanmoins, la grande admiration qu'ils portent à leurs ancêtres, leur respect des traditions et leur puissant attachement à la terre demeurent. Les images que vous allez voir célèbrent ces valeurs et cet amour de la terre.