Dames du temps jadis

Signification des figurines gravettiennes

Bouleversement culturel

Ces origines qui remontent à environ 35 000 ans sont encore bien mal connues des préhistoriens. Elles correspondent, sur l'ensemble du territoire européen, à une transition apparemment rapide entre les populations néandertaliennes du Paléolithique moyen et les Homo sapiens sapiens du Paléolithique supérieur, c'est-à-dire, entre deux modes de vie dont les vestiges divers ont laissé des signatures contrastées. Perçue par certains comme un bouleversement, cette transformation est particulièrement marquée dans le domaine de l'expression artistique. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, trouve-t-on des gens qui, comme nous, ressentent le besoin de privilégier l'image, sous diverses formes (sculptures, gravures et peintures), comme moyen de communication.

Les premiers à démontrer clairement cette capacité furent les Aurignaciens. Il y a un peu plus de 30 000 ans, en quelques endroits d'Europe, ces communautés qui portaient un intérêt certain à la production systématique de parures telles que les perles en os ou en coquillage, réalisaient déjà des sculptures étonnamment développées. Les rares exemples qui nous en sont parvenus consistent surtout en de petites figurations d'animaux (mammouth, cheval, lion, etc.) et, beaucoup plus rarement, des représentations humaines.

Ce n'est vraiment qu'avec les Gravettiens qui leur succédèrent, entre environ 28 000 et 22 000 ans, que s'épanouit en maintes régions de l'Europe, et de concert avec une certaine uniformité de l'outillage, ce mode de représentation unique qu'est la Vénus paléolithique. À un point tel que des chercheurs ont cru voir dans ce phénomène d'expansion technologique et artistique, la démonstration «d'un premier grand courant unificateur à l'échelle européenne».

D'art et de fécondité...

Depuis les premières découvertes, les préhistoriens ont senti le besoin d'en expliquer la nature aussi bien que les circonstances. On énonça, tout d'abord, au siècle dernier, la notion de «l'art pour l'art» qui expliquait bien peu sinon, peut-être, les idéaux esthétiques des chercheurs eux-mêmes. Puis vinrent des hypothèses diverses qui ont encore cours aujourd'hui et qui, basées de façon plus ou moins réaliste sur les données de l'ethnologie et de l'histoire des religions se voulaient des tentatives d'interprétation de la mentalité prétendument primitive des sociétés paléolithiques. C'est ainsi, qu'on crut voir dans ces sculptures des représentations de «déesses-mères» et, parce que certaines semblaient enceintes, on y perçut également des symboles animistes ou chamaniques célébrant «la fertilité» ou «la fécondité». D'autres, par ailleurs, y ont vu une idéalisation symbolique de la féminité sous toutes ses formes et à tous les âges.

Même si elles nous paraissent raisonnables, ces tentatives d'interprétation ont presque toujours été formulées à partir de faibles échantillons et à la lumière de données, souvent prises hors contexte, émanant de sociétés relativement récentes. Comment alors prétendre qu'elles puissent rendre compte avec justesse des modes de pensée de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs qui, il y a environ 25 000 ans, à l'échelle d'un continent, vivaient les premiers moments de la dernière grande glaciation?

... et de richesse symbolique

Plus récemment, nombre de chercheurs ont choisi d'interpréter l'ensemble des modes de représentations artistiques du Paléolithique supérieur (incluant les Vénus) en tant qu'outils de communication sociale entre les populations éparses de l'Europe des temps glaciaires. Cet énoncé, vague à souhait, a au moins l'avantage de laisser la porte ouverte aux hypothèses à venir qui, par définition, devront tenir compte des nouvelles découvertes, telles les figurines inédites de Louis Alexandre Jullien.

Et c'est dans cette optique qu'il est juste d'examiner et d'apprécier ces sept petites sculptures des Balzi Rossi qui, comme il se devait, n'ont pas eu la bonne grâce de correspondre toutes aux idées reçues.

Abstraction faite du Masque qui, pour le moment, est unique dans le paysage iconographique de cette époque, elles représentent toutes des femmes nues. Chez deux d'entre elles, l'Abrachiale et la Dame ocrée, le traitement - pour ce qui est de la forme et des proportions - est relativement conventionnel, correspondant bien en cela à celui de nombreuses autres Vénus. L'une (la Dame ocrée), cependant, déroge à la norme en ce qu'elle présente une perforation indiquant qu'elle aurait pu, comme d'ailleurs quatre autres statuettes (la Moniale, le Buste, le Doublet et la Bicéphale), servir de pendentif : fonction jusqu'à présent mal représentée, sinon inconnue, chez les Vénus européennes.

Si d'autres détails techniques de ce genre peuvent servir à souligner l'originalité de cette collection, ceux qui la démarquent vraiment de l'image classique que nous nous faisons des Vénus résident dans la complexité de la notation symbolique qui avait déjà cours, il y a près de 25 000 ans sur les rives de la Méditerranée.

Ainsi peut-on percevoir dans les doubles images que sont la Moniale, la Bicéphale et le Doublet (auxquels s'ajoute la Femme au cou perforé, vendue précédemment au Peabody Museum), d'étranges notions d'opposition et même de dualité. Plus fascinante encore, pour une époque aussi reculée, est cette association femme-animal que l'on retrouve chez le Doublet, et qui n'est pas sans évoquer la puissance médiatrice de la femme dans les rapports que ces populations eurent à établir avec la nature.

Ce sont des perspectives de ce genre, sur un monde qui fut le nôtre, que nous offrent les figurines des Balzi Rossi. Non seulement contribuent-elles à une appréciation plus juste de la variabilité iconographique du Paléolithique supérieur européen, mais elles nous permettent aussi de croire que nous serons peut-être un jour en mesure de mieux appréhender, dans toute sa richesse, la nature même de ce qui n'était déjà plus nos premiers balbutiements.