Mer et monde : Les pêches de la côte est du Canada

En quête du délice des jours maigres
Le voyage de pêche du Saint-André (1754)
En quête du délice des jours maigres : 
Le voyage de pêche du Saint-André (1754)

Par Jean-Pierre Chrestien à la TABLE DES MATIÈRES


Introduction
 

Le matin du mercredi 23 janvier 1754, Jean Marin Le Roy, pilote honfleurais, montait à bord du navire le Saint-André pour faire voile vers les marais salants de l'Ouest de la France, avant d'aller pêcher sur le Grand Banc de Terre-Neuve. Sous la protection de Dieu, de la Vierge Marie, des anges et de Saint Berthelot, patron des pilotes du port de Honfleur, Le Roy entreprenait ce voyage comme nouveau pilote au service du capitaine Gabriel Bellet père. Le Saint-André, un trois mâts barque, était armé seulement d'un canon, d'un fusil et de dix-sept hommes d'équipage, capitaine compris 7.


Carte de la Manche - 
Bibliothèque nationale du Canada

Figure 1 : " Carte de la Manche " (détail)
Tirée de Pierre Bouguer, Nouveau traité de navigation contenant la théorie et la pratique du pilotage, 1753, planche VI, p. 160, Bibliothèque nationale du Canada.


La pêche dite " à la morue verte " se faisait en pleine mer sur les bancs aux environs de Terre-Neuve. On l'appelait aussi " pêche errante ", car une fois banqué (arrivé sur le banc), le pilote mettait son navire en dérive, tentant de suivre les déplacements des bancs de poissons. La morue verte n'était pas une espèce particulière de poisson, mais simplement le cabillaud de l'Atlantique (Gadus morhua) fraîchement pêché, qu'on avait étêté, éviscéré et salé.

Les navires employés pour cette pêche étaient généralement de petit tonnage, soit de 60 à 120 tonneaux (90 tonneaux en moyenne). Ils comptaient un équipage de dix à douze marins, deux jeunes novices, un mousse, un pilote dirigeant la manœuvre du navire et un capitaine maître à bord et patron des activités de pêche et de commerce. Les marins pêcheurs pêchaient, tandis que les officiers, les novices et les mousses préparaient le poisson, le salaient et l'empilaient dans la cale. Ces campagnes de pêche exigeaient un avitaillement permettant de vivre plus de neuf mois en mer et une quantité importante de sel pour la conservation du poisson. À la fin de sa campagne, le navire revenait avec ses morues salées à son port de décharge sans avoir touché la terre. La morue verte était, avec le hareng, l'un des poissons préférés des ports des côtes de la Manche, et sans aucun doute le favori des provinces de France situées en deçà de la Loire.

Entre 1744 et 1748, au lendemain de la guerre de la Succession d'Autriche, le nombre de navires de Honfleur engagés dans la pêche lointaine sur le Grand Banc de Terre-Neuve avait considérablement diminué. Le 8 mars 1751, M. Thirat, commissaire aux classes, écrivait au sujet de Honfleur 8 :

" La pesche de la morue a toujours fait le principal objet du commerce de cette ville. Cependant, lorsqu'il a esté le plus en vigueur, le nombre des bastiments expédiés pour cette pesche n'a jamais excédé celui de 52. La guerre l'avoit fait presque entièrement tomber par le dépérissement et la prise de la plus grande partie des vaisseaux. En 1748, il ne fut armé pour le Banc que 13 à 14 navires. Aujourd'hui il s'en expédie 61 du port de 80 à 200 tx et c'est du côté de cette pesche que le commerce s'est icy fortement augmenté.

Ces vaisseaux sortent d'Honfleur avec leur lest pour aller prendre leur sel dans les différents ports de l'île de Ré ou de la rivière de Seudre. Leur sel embarqué ils font voile pour se rendre sur le Banc de Terre-Neuve. Après la pesche ils reviennent en grande partie dans leur port d'armement et les autres vont à Dieppe, quelques-uns au Havre.

...On estime qu'il se consomme en cette ville et lieux circonvoisins de 4 à 500 000 morues... "

Revenons à Jean Marin Le Roy, pilote du Saint-André qui, au milieu de la baie de Seine, au nord du village de Vasouy, attend des vents favorables pour entrer dans la Manche. Le Roy n'en était pas à son premier voyage de pêche. Ses journaux de bord rédigés en 1752 et 1753, qui nous sont parvenus en très mauvais état 9, témoignent à tout le moins de deux campagnes antérieures au voyage qui nous intéresse. Il avait déjà franchi l'Atlantique sur un navire appelé le Maréchal de Saxe, commandé par le capitaine Nicolas Fafard, un vieux loup du Banc, lui aussi de Honfleur.

Ces campagnes précédentes avaient été assez semblables à celle que Le Roy entreprenait en 1754. Il avait à peu près le même nombre d'hommes à bord et un navire de même taille. Mais elles s'avéraient différentes sur quelques points : a) elles avaient été entreprises tardivement 10; b) le Maréchal de Saxe était parti de Honfleur directement vers le Banc; c) ce navire avait été avitaillé entièrement dans son port d'attache et approvisionné en sel des greniers à sel de Honfleur; d) les équipages ne comprenaient pas de chirurgien, car l'ordonnance de 1681 en exigeait un sur les navires comptant 20 hommes et plus. L'absence d'un chirurgien compétent fut sans doute amèrement regrettée au cours de ces voyages.

En 1752, le Maréchal de Saxe, armé d'un canon et de deux fusils, comptait 15 hommes d'équipage, incluant le capitaine. Partis de Honfleur le 14 mai, ils mirent fin à leur pêche le 27 octobre, ramenant 10 900 morues. Ils rentrèrent hâtivement à bon port le 25 novembre, car un mois plus tôt le capitaine Fafard avait dû faire appel au chirurgien d'un navire pêchant non loin du sien.

Ayant visité l'équipage qui se plaignait de maladie, ce chirurgien avait constaté que les plaintes des pêcheurs étaient fondées. D'ailleurs nul besoin d'un chirurgien pour se rendre compte que le capitaine Fafard lui-même gisait " dans sa cabane ", son lit, pris d'une fièvre violente qui le consumait depuis dix jours. Jean Marin Le Roy était lui aussi accablé par la maladie, trop faible pour remplir son devoir. Après consultation avec le chirurgien venu à leur chevet, Fafard et Le Roy décidèrent de débanquer 11 et de faire route de retour. À la suite des plaintes de l'équipage, le capitaine fit faire l'inventaire des boissons et constata que depuis un mois environ les cidres et autres breuvages avaient aigri et qu'ils étaient devenus imbuvables. Le chirurgien était convaincu que ces boissons étaient la cause de la maladie de l'équipage. Fafard aurait voulu rester encore quelques jours pour compléter sa pêche, mais, les 26 et 27 octobre, trois hommes de plus étaient retenus dans leur cabane. Le 28 à une heure et demie du matin le navire quitta le Banc.

Ce n'était pas le premier navire aux prises avec des vivres ou des boissons avariés! Déjà en 1700, au cours de leur campagne, plusieurs pêcheurs du Havre-de-Grâce avaient été malades et 14 matelots étaient morts durant le voyage de retour. La qualité des cidres était particulièrement mise en cause, car cette boisson, lorsque trop coupée d'eau (généralement une mesure de cidre pour trois d'eau), se conservait moins longtemps et perdait sa valeur antiscorbutique. Il est peu probable que les cidres étaient la seule cause de maladie 12. La pauvre qualité du biscuit, du beurre, des viandes salées et des légumes secs constituaient autant de dangers qui, alliés à la pauvre condition physique des pêcheurs eux-mêmes, pouvaient rendre la santé très précaire sur un navire en mer pendant plus de six mois. Après 1748, les armateurs de Honfleur, ayant du mal à recruter leurs équipages, sont devenus moins exigeants quant à la sélection des marins pêcheurs. Le port de Honfleur avait pour arrière-pays le riche pays d'Auge, où il était déjà plus difficile de trouver des hommes prêts à s'embarquer comme pêcheurs. La faible natalité en Normandie à la fin de l'Ancien Régime 13 obligeait les armateurs à mieux payer les gens de mer de la région ou à recruter des pêcheurs ailleurs. Certains capitaines rognaient donc sur les vivres et les boissons pour augmenter leurs profits.

Le 9 mai 1753, le Maréchal de Saxe était à nouveau sur le Banc avec déjà la maladie à son bord. Le contremaître souffrait d'une pierre au rein qui le tourmenta jusqu'au 17. Le 12, un matelot fut accablé d'un panaris dont il ne se débarrassa que le 28. Comble de malheur, le capitaine souffrait d'une grosse pierre et d'affliction de poitrine ainsi que d'une grande faiblesse au cœur. Il était encore malade à la fin du mois.

Peu après, le sel nécessaire à la conservation de la morue se révéla de très mauvaise qualité. Le saleur 14 dut en jeter 40 mannes au cours du mois de mai et cent de plus en juin, qui s'avéraient être " de la vieille saumure ". Les greniers à sel de Honfleur étaient en cause. On avait transporté le sel conservé sous bonne garde dans ces entrepôts en pierre construits au cours du siècle précédent sur une ordonnance du ministre des Finances de l'époque, Colbert. C'est là que l'on entreposait le sel indispensable, entre autres choses, aux armements de pêche, qui devaient payer la gabelle. En juillet on constata que les tonneaux remplis de cidre et d'autres boissons avaient coulés. Les liquides s'étaient répandus et avaient gâté beaucoup de sel à fond de cale.

Le 12 juillet, un matelot a perdu un doigt quand une vergue de misaine dont l'estrope 15 s'était rompue est tombée. Le 15 un marin tomba malade d'un point de côté, de maux d'estomac et d'une fièvre. Le 18 un autre fut atteint par la maladie. On mit la chaloupe à la mer pour aller demander au capitaine Delahaye le jeune d'envoyer son chirurgien pour traiter les malades de plus en plus nombreux. Le 26, les chirurgiens des capitaines Delahaye le jeune, Delahaye l'aîné, Bréhaut l'aîné et Aufray venaient au chevet du capitaine Fafard et des nombreux matelots malades à bord du Maréchal de Saxe. Ils revinrent le 27 et conseillèrent à Fafard de retourner en France s'il ne voulait pas perdre la vie. Muni d'un certificat médical, il se résigna à rentrer moins de trois mois après le début de sa pêche 16.

Le 27 juillet, à 5 heures de l'après-midi, Jean Marin Le Roy pris son point de partance (44 degrés 20 minutes de latitude Nord, 24 lieues 17 à l'intérieur du Banc). Les vents étaient au S¼SO, beau frais 18. Il fit route toutes voiles dehors vers l'E¼NE puis l'ENE et cingla environ 44 lieues deux tiers jusque vers 6 heures du matin. On sonda et trouva 33 brasses d'eau. Trois heures plus tard, à 9 heures, on jeta de nouveau le plomb de sonde au fond de l'eau et compta 70 brasses de profondeur. Le navire avait quitté le Banc par la latitude de 44 degrés 35 minutes et 335 degrés 07 de longitude. Le 29 juillet, le frère du contremaître tomba malade d'un grand mal d'estomac, pris de fièvre. Puis les matelots se rétablirent le 9 et le 14 août.

Le mardi 21 août à 4 heures de l'après-midi, le Maréchal de Saxe fut abordé par un lamaneur du Havre-de-Grâce. Plus tard, vers une heure et demie du matin, le 22, un pilote de Honfleur s'approcha du navire dans une biscayenne 19 armée de six hommes. Il conduisit le Maréchal de Saxe dans son port d'origine vers les 2 heures et demie ou 3 heures du matin. Tous avaient survécu, mais la pêche était un échec. La misère allait être le lot à partager par les membres de l'équipage du capitaine Fafard et leurs familles.


Décoration

 

 
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