Quand la science moderne renoue contact avec le passé

Jean-Luc Pilon

En 1912, et à nouveau en 1915, William J. Wintemberg, un archéologue du Musée national du Canada (aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire), a fait des fouilles dans un site près de Prescott, en Ontario. Il l’a nommé « Roebuck », d’après un hameau voisin. Le peuple qui habitait autrefois cette région avait des liens avec les Iroquoiens rencontrés à Stadaconé (aujourd’hui Québec) et à Hochelaga (aujourd’hui Montréal) par Jacques Cartier, décrits dans les carnets du navigateur. Mais le site de Roebuck est-il antérieur ou postérieur à l’arrivée de Cartier? Et que peut-il nous révéler au sujet des communautés qui avaient disparu à l’époque où Samuel de Champlain a remonté le même fleuve, moins d’un siècle plus tard, pour créer un établissement français permanent sur l’ancien site de Stadaconé?

Au cours des fouilles de 1912, l’équipe de Wintermberg avait trouvé un morceau d’« os sculpté », qui, avait noté l’archéologue, semblait « étrangement européen ». Ce fragment gisait en toute tranquillité dans la collection du Musée depuis plus d’un siècle. Un chercheur invité, William Fox, s’est intéressé à ce spécimen unique à un certain moment, et il m’en avait glissé quelques mots. Ses observations avaient été mises en réserve.

La création de la nouvelle salle de l’Histoire canadienne nous a amenés à reconsidérer certains chapitres de l’histoire du pays. Ce processus a notamment exigé un examen approfondi des collections du Musée canadien de l’histoire pour dégager des éléments qui pourraient jeter un nouvel éclairage sur le passé du Canada.

On m’a confié la tâche de retracer les contacts initiaux entre les Premiers Peuples et les Européens, en commençant par les Vikings et en terminant avec l’établissement de Champlain à Québec en 1608. Le morceau d’os « étrangement européen » trouvé à Roebuck m’est rapidement revenu en tête. De quoi s’agissait-il? Était-il vraiment associé à l’occupation autochtone du site? Quel âge pouvait-il avoir?

Le compte rendu qui suit témoigne, encore une fois, de l’importance de préserver des traces du passé et de les exposer aux techniques d’analyse modernes et à l’épreuve d’un questionnement nouveau.

Photographie aérienne du site de Roebuck aujourd’hui. Le porte-aiguilles a été trouvé dans la partie à droite. Image : Google Maps.

Photographie aérienne du site de Roebuck aujourd’hui. Le porte-aiguilles a été trouvé dans la partie à droite. Image : Google Maps.

Le morceau d’os en question a près de 1 centimètre d’épaisseur. Il a de toute évidence été travaillé sur un tour. En plus d’arborer des marques circulaires et une symétrie parfaite autour d’un axe central, il montre un point de pivot à sa pointe émoussée et quatre entailles triangulaires pointues, laissées par la griffe qui le maintenait en place pendant le tournage.

J’ai montré des photographies à des collègues et à des amis, ainsi qu’à des experts que je n’ai jamais rencontrés. Plusieurs suggestions plausibles ont été faites quant à sa possible fonction. Par exemple, il aurait servi d’épingle pour la dentelle ou encore de cheville pour un instrument à cordes. Une hypothèse est cependant ressortie : il s’agissait peut-être d’un porte-aiguilles, c’est-à-dire un étui qui aurait été façonné au tour à partir d’un morceau d’os épais pour contenir de précieuses aiguilles à coudre en métal. Cet étui aurait aussi eu un fermoir fixé à une rainure profonde juste au-dessous de l’ouverture.

Pourquoi se trouvait-il sur l’ancien site autochtone? Des colons en train de bâtir une ferme des siècles après le départ des premiers occupants l’auraient peut-être oublié… Wintemberg, cependant, avait indiqué que ce porte-aiguilles faisait partie des dépôts autochtones qu’il avait mis au jour, et non de matériaux laissés à cet endroit au xixe ou au xxe siècle.

Alors quel âge ce porte-aiguilles pouvait-il bien avoir? Carley Crann, du Laboratoire André-E.-Lalonde de spectrométrie de masse par accélérateur de l’Université d’Ottawa, a été sollicitée pour aider à répondre à cette question fondamentale. Le processus d’échantillonnage a alors été guidé par le fait que cette pièce recelait un grand potentiel en vue d’une exposition et qu’il se devait donc d’être délicat : il ne fallait pas en altérer l’apparence.

Carley Crann (Laboratoire André-E.-Lalonde, Université d’Ottawa) procède soigneusement à l’échantillonnage de la matière grattée dans la cavité intérieure du porte-aiguilles du site de Roebuck afin de dater directement l’artefact au radiocarbone. Musée canadien de l’histoire.

Carley Crann (Laboratoire André-E.-Lalonde, Université d’Ottawa) procède soigneusement à l’échantillonnage de la matière grattée dans la cavité intérieure du porte-aiguilles du site de Roebuck afin de dater directement l’artefact au radiocarbone. Musée canadien de l’histoire.

Crann a opté pour un minuscule trépan afin de gratter de fines particules de l’intérieur. L’échantillon de poudre qui en a résulté a ensuite été soumis à un traitement complexe et à tout un processus de préparation pour le purifier. Ce processus réduisait aussi le risque d’erreur ou de contamination. Une fois celui-ci terminé, l’échantillon était prêt pour le test de physique nucléaire et la datation au moyen d’un accélérateur et d’un spectromètre de masse afin de calculer littéralement la quantité de carbone radioactif encore présente depuis la mort de l’animal d’où provenait l’os.

Les résultats ont révélé que le porte-aiguilles avait été fabriqué avec l’os d’un animal mort il y a 237±69 ans. L’application de quelques comparaisons statistiques entre ce résultat brut et les courbes d’analyse connues au radiocarbone permet de conclure à la probabilité élevée d’une datation entre 1479 et 1707 de notre ère.

C’est un intervalle assez vaste, mais des ajustements ont été apportés par Jennifer Birch, qui a récemment daté des échantillons de grains de maïs indigènes de Roebuck ainsi que de sites similaires, antérieurs et postérieurs à Roebuck, dans la vallée du haut Saint-Laurent. Cette analyse très poussée a permis de rétrécir l’intervalle de dates à 1520-1560 (bonne probabilité) ou à 1499-1578 (probabilité élevée) de notre ère.

Il reste encore une grande marge chronologique et d’autres devis statistiques doivent être faits pour parvenir à une meilleure datation. Toutefois, ces chiffres tendent fortement à montrer que le porte-aiguilles a été acquis par des occupants du site de Roebuck bien avant que Champlain n’ait la chance de voir la vallée du Saint-Laurent. Il remonterait à une époque où les stocks de poissons et de baleines, immenses et apparemment inépuisables, au large de la côte Est du Canada, attiraient de grandes flottes baleinières et flottilles de pêche d’Europe – une époque où deux mondes très différents entraient en contact et apprenaient l’un de l’autre. Le contact a parfois été direct, comme lors des trois expéditions de Jacques Cartier (1534, 1535 et 1543), parfois indirect, notamment lorsque des peuples autochtones ont visité des stations baleinières ou des campements saisonniers abandonnés par les Européens.

Le porte-aiguilles du site de Roebuck avec des plans serrés de l’ouverture, montrant les marques de griffe triangulaires et celles du tour sur le col. Musée canadien de l’histoire.

Le porte-aiguilles du site de Roebuck avec des plans serrés de l’ouverture, montrant les marques de griffe triangulaires et celles du tour sur le col. Musée canadien de l’histoire.

On ne peut qu’imaginer les récits qui ont atteint les communautés éloignées à l’intérieur des terres comme celle de Roebuck au sujet des étrangers qui s’étaient aventurés sur les rives du fleuve Saint-Laurent et la côte Est du pays. On a sans doute rapporté des affrontements et des conflits, ou raconté des légendes faisant surgir de grands navires et des armes tonitruantes.

Le porte-aiguilles avait-il été offert à un chasseur local par un pêcheur débarqué pour se ravitailler en eau douce? Avait-il été échangé contre quelque chose? Et entre combien de mains était-il passé avant d’aboutir dans le site de Roebuck?

Il n’y aura jamais de réponse définitive à ces questions, mais la datation de l’étui en os « étrangement européen » redonne vie à un chapitre dynamique de l’histoire canadienne, alors que la définition même du monde était en train d’être repensée et réécrite. Par conséquent, ce modeste bout d’« os sculpté » mérite une place d’honneur dans la salle de l’Histoire canadienne, qui ouvrira ses portes le 1er juillet 2017.