Robert Demers, un avocat au cœur de la crise d’Octobre 1970

Xavier Gélinas

La crise d’Octobre a secoué Montréal, le Québec et le Canada en 1970. Le 5 octobre, une cellule du Front de libération du Québec (FLQ) a kidnappé l’attaché commercial du Royaume-Uni à Montréal, James Richard Cross. Le FLQ, fondé en 1963, utilisait la violence pour prôner l’indépendance du Québec et le socialisme radical. Le 10 octobre, une autre cellule a enlevé le ministre québécois du Travail et de la Main-d’œuvre, Pierre Laporte. Du jamais vu au pays.

Était-ce le début d’une insurrection? Le gouvernement du Québec, dirigé par Robert Bourassa, a été secoué par l’enlèvement du diplomate Cross et traumatisé par celui de son ministre Laporte. Comment sauver deux vies? Céder aux responsables du rapt? Les efforts de la police se sont intensifiés. En même temps, Québec a mandaté l’avocat Robert Demers pour négocier avec le FLQ.

Qui est Robert Demers?

Robert Demers en 1973.

Robert Demers en 1973. Photo : Antoine Désilets. Archives La Presse.

À première vue, rien ne prédisposait cet avocat de 33 ans à jouer un rôle névralgique dans cette crise. Rien… sinon son sang-froid et la confiance totale que lui vouait le premier ministre Bourassa. Né en 1937, diplômé de McGill, Robert Demers était un ami du premier ministre, en plus d’être de la même génération et, comme lui, un avocat. Militant au Parti libéral du Québec depuis la fin des années 1950, il dirigeait en 1970 la commission juridique du Parti.

Sur le plan professionnel, après des passages à la Bourse de Montréal et au ministère de l’Éducation, M. Demers est entré en 1966 au cabinet Desjardins, Ducharme et Choquette, à Montréal, et s’est spécialisé en droit de la finance. Sa carrière a pris un détour inattendu et intense à l’automne 1970. Après la crise d’Octobre, il a présidé la Commission des valeurs mobilières du Québec, puis, après 1976, la Bourse de Montréal. À compter des années 1980, il s’est occupé de diverses sociétés de placement tout en continuant de s’impliquer à l’occasion pour le Parti libéral.

James Cross et Pierre Laporte

La une du Montreal Star présentant le négociateur Robert Demers, 13 octobre 1970.

La une du Montreal Star présentant le négociateur Robert Demers, 13 octobre 1970. Don de Robert Demers, Musée canadien de l’histoire, Archives, 2018-H0008.6.004.

Le négociateur Demers n’a malheureusement pas eu de succès dans ses démarches visant la libération de Pierre Laporte. Ce dernier a été trouvé sans vie dans le coffre d’une voiture, le 17 octobre, au lendemain de l’invocation de la Loi sur les mesures de guerre par le premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau. Sa mort a révolté le pays.

Le destin de James Cross a été plus heureux, grâce aux patientes recherches policières et au tact de Robert Demers, qui a transigé avec les autorités à Québec et à Ottawa, le gouvernement de Cuba, la Gendarmerie royale du Canada, la police de Montréal, la Sûreté du Québec et un avocat représentant le FLQ. Une entente a été conclue : les responsables du rapt de M. Cross devaient recevoir un saufconduit vers La Havane en échange de la libération du diplomate. Ce fut chose faite le 3 décembre 1970. Le mandat de Robert Demers a alors pris fin.

Des témoignages de première main

Revolver Smith & Wesson, modèle 10, calibre .38, fourni à l’avocat Robert Demers par la Sûreté du Québec pour sa protection lors des négociations avec le FLQ.

Revolver Smith & Wesson, modèle 10, calibre .38, fourni à l’avocat Robert Demers par la Sûreté du Québec pour sa protection lors des négociations avec le FLQ. Don de Robert Demers, Musée canadien de l’histoire, 2015.88.1. Photo : IMG2018-0102-0119-Dm.

À titre de conservateur, l’auteur de ces lignes a eu le bonheur de rencontrer M. Demers chez lui, à Montréal. Vif d’esprit et jeune de cœur, l’avocat a bien voulu raconter ses souvenirs, souvent inédits, et confier au Musée des témoignages concrets de « sa » Crise d’octobre. C’est dans ce contexte qu’il a fait don d’un révolver Smith & Wesson qui lui avait été recommandé par la Sûreté du Québec pour sa protection en octobre 1970, ainsi que d’un autre, de marque Walther, destiné à son épouse, Liliane Densky. Même si un soldat était alors stationné en permanence devant la maison des Demers, qu’un autre surveillait la cour arrière et qu’un troisième était posté à l’intérieur, aucune chance ne devait être courue. C’était une période de crainte et de violence…

Artéfacts d’une crise nationale

Calepin de l’avocat Robert Demers utilisé en octobre 1970. Cette page présente un échantillon des personnes liées à la crise : Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canada; Lucien Saulnier, président du comité exécutif de Montréal; William Tetley, ministre à Québec; Claude Trudel, secrétaire principal du premier ministre du Québec Robert Bourassa; le colonel Anthony Scotti, vétéran de l’Armée et responsable de la sécurité de Robert Bourassa; et l’inspecteur Van Houtte, de la Sûreté du Québec.

Calepin de l’avocat Robert Demers utilisé en octobre 1970. Cette page présente un échantillon des personnes liées à la crise : Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canada; Lucien Saulnier, président du comité exécutif de Montréal; William Tetley, ministre à Québec; Claude Trudel, secrétaire principal du premier ministre du Québec Robert Bourassa; le colonel Anthony Scotti, vétéran de l’Armée et responsable de la sécurité de Robert Bourassa; et l’inspecteur Van Houtte, de la Sûreté du Québec. Don de Robert Demers, Musée canadien de l’histoire, Archives, 2018-H0008.1. Photo : 2018_H0008_1_BT_AvT_12_2020.

Robert Demers a aussi offert à nos archives une collection de documents textuels et audiovisuels. Au nombre de ces pièces rares, notons un calepin d’adresses dont il s’est servi avec fébrilité, durant la crise, pour noter les coordonnées des personnes qu’il devait pouvoir joindre à toute heure du jour et de la nuit. On y trouve aussi, entre autres, les mémoires des délibérations du conseil des ministres du Québec, qui s’est réuni à une cadence frénétique tout au long de l’automne 1970, ainsi que des communiqués émis par le bureau du premier ministre Bourassa, des extraits du Journal des débats de l’Assemble nationale du Québec et d’abondantes coupures de presse qui font revivre la frénésie médiatique de cette saison chargée.

Une partie des souvenirs de M. Demers a été présentée au Musée, du 18 décembre 2021 au 5 septembre 2022, dans l’exposition Libertés sacrifiées – La Loi sur les mesures de guerre. Le don dans son ensemble est conservé précieusement. Il demeurera, pour les futures recherches, un apport de premier plan de la part d’un acteur clé d’une crise nationale.

Communiqué du bureau du premier ministre québécois, Robert Bourassa, 26 octobre 1970. Il y est question des négociations ardues menées par l’avocat Robert Demers avec le gouvernement de Cuba, les autorités à Ottawa et à Québec et les forces de l’ordre.

Communiqué du bureau du premier ministre québécois, Robert Bourassa, 26 octobre 1970. Il y est question des négociations ardues menées par l’avocat Robert Demers avec le gouvernement de Cuba, les autorités à Ottawa et à Québec et les forces de l’ordre. Don de Robert Demers, Musée canadien de l’histoire, Archives, 2018-H0008.2.024 et 2018-H0008.2.025.

Mémoire des délibérations du Conseil exécutif, gouvernement du Québec, 12 octobre 1970. Cette séance nocturne du conseil des ministres, tenue sous haute surveillance à Montréal, comprenait M. Robert Demers et les responsables des polices provinciale et municipale pour donner suite aux enlèvements de James Cross et de Pierre Laporte.

Mémoire des délibérations du Conseil exécutif, gouvernement du Québec, 12 octobre 1970. Cette séance nocturne du conseil des ministres, tenue sous haute surveillance à Montréal, comprenait M. Robert Demers et les responsables des polices provinciale et municipale pour donner suite aux enlèvements de James Cross et de Pierre Laporte. Don de Robert Demers, Musée canadien de l’histoire, Archives, 2018-H0008.5.003.

Pour en savoir plus :

Xavier Gélinas est conservateur en histoire politique au Musée canadien de l’histoire

Xavier Gélinas

Xavier Gélinas est conservateur en histoire politique au Musée canadien de l’histoire depuis 2002. Son travail consiste à enrichir et à documenter les collections d’artéfacts et de documents dans ce domaine, de même qu’à faire connaitre l’histoire politique du pays au moyen d’expositions, de publications et d’autres activités.

À titre de chercheur, il s’intéresse notamment à l’histoire politique et intellectuelle du Québec et du Canada au 20e siècle.