Un moutardier raffiné à la table d’un manoir seigneurial

Isabelle Charron

Un petit récipient en argent récemment acquis par le Musée canadien de l’histoire témoigne de l’histoire du régime seigneurial au Canada. Il s’agit d’un moutardier néo-géorgien ayant appartenu à une famille seigneuriale, les Saint-Ours, comme en fait foi le monogramme « S. O. » qui y est gravé.

Fabriqué à Londres en 1797, il a été retravaillé par Paul Morin, un orfèvre de Québec. L’objet a donc été « canadianisé » par sa modification et par son utilisation dans le contexte bien particulier du régime seigneurial. Au Bas-Canada, au début du XIXe siècle, la moutarde était consommée dans tous les milieux, mais peu de gens avaient le privilège de posséder de l’argenterie.

Le premier seigneur de Saint-Ours, le noble Pierre de Saint-Ours, était capitaine dans le régiment de Carignan-Salières. Arrivé en Nouvelle-France en 1665, il s’est peu après installé dans la seigneurie que lui a concédée l’intendant Jean Talon aux abords de la rivière Richelieu. À l’époque, sous l’égide du roi de France, les seigneurs devaient contribuer à l’établissement de colons sur des parcelles de leurs seigneuries. Demeurés dans la colonie après le traité de Paris de 1763, les Saint-Ours, à l’instar de plusieurs familles seigneuriales, se sont rapidement alliés à la nouvelle élite coloniale anglaise et ont perpétué la tradition militaire familiale.

Moutardier

Le moutardier a été réalisé par Alexander Field en 1797 à Londres et retravaillé par l’orfèvre Paul Morin entre 1800 et 1815 à Québec. Musée canadien de l’histoire, 2017.62.2

Le seigneur Charles de Saint-Ours (1753-1834), également officier et homme politique, a fait ériger un nouveau manoir à compter de 1792, à l’époque même où il a épousé Josephte Murray, la petite-nièce du général James Murray, premier gouverneur britannique de Québec. Le manoir de Saint-Ours est devenu un lieu très fréquenté par l’élite. Le moutardier en argent, vraisemblablement acquis à l’époque de Charles de Saint-Ours, témoigne du cadre prestigieux dans lequel le condiment était consommé : à la table du manoir seigneurial, au sein d’une famille qui employait plusieurs domestiques et recevait à l’occasion des invités de marque. L’argenterie était un symbole de statut social, de la volonté de se distinguer en particulier des censitaires, ces paysans qui occupaient les terres de la seigneurie sans les posséder.

Pendant plus de 45 ans, Charles de Saint-Ours s’est consacré au développement de sa seigneurie. Cette image du seigneur développeur, qui marque le découpage et l’occupation du territoire, surtout sous le Régime français, a longtemps prédominé. En 1815, Joseph Bouchette affirmait d’ailleurs à propos de la seigneurie de Saint-Ours : « Sous les différents rapports de l’étendue, de la situation, des avantages locaux, de la quantité des terres cultivées, de l’état de l’agriculture, et de la population, qui monte à 3000 âmes, il y a certainement bien peu de possessions dans la province qui soient supérieures à celle-ci en valeur. »  La famille seigneuriale a légué son nom et ses armoiries à l’actuelle ville de Saint-Ours, au Québec.

La vallée du Saint-Laurent comptait quelque 250 seigneuries lorsque le Canada est devenu une colonie britannique. Mais le régime seigneurial y a perduré longtemps après la Conquête, alors qu’il était en déclin en Angleterre et sur le point d’être aboli par la Révolution en France. Parmi les Britanniques qui se sont installés au pays, plusieurs sont devenus seigneurs, comme les officiers écossais Malcolm Fraser et John Nairne à Murray Bay (La Malbaie).

Au Québec, l’abolition du régime seigneurial ne s’est amorcée qu’en 1854, avec l’adoption de l’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada. D’anciens censitaires ont toutefois versé des rentes jusqu’en 1940, alors que d’autres ont payé une taxe municipale visant à dédommager les anciens seigneurs jusqu’en 1970. Dans certains milieux, jusqu’à tout récemment, on qualifiait encore les membres de certaines de ces familles de seigneurs et de seigneuresses.

La collection du Musée comprend plusieurs objets qui constituent des témoignages du mode de vie de cette élite d’autrefois, comme le moutardier, ainsi que de nombreuses pièces d’argenterie, des meubles, des objets décoratifs, la harpe de Caroline-Virginie de Saint-Ours (la petite-fille de Charles de Saint-Ours) de même que des vêtements ayant appartenu à des membres de la famille Nairne et vraisemblablement portés au manoir seigneurial de La Malbaie.

Le moutardier est actuellement exposé dans Europe médiévale – Pouvoir et splendeur jusqu’au 20 janvier 2019.