Dames du temps jadis

L'énigme de Louis Alexandre Jullien et de ses figurines

En 1883, le Canada n'avait qu'une quinzaine d'années, l'Italie à peine plus, et ce qui allait devenir la préhistoire occidentale vivait ses premières décennies de gloire, sans tenir compte des frontières et parfois dans la controverse.

Nombreux étaient alors les gisements qui faisaient l'objet d'une attention systématique, sinon jalouse, aussi bien de la part des préhistoriens reconnus que des amateurs plus ou moins éclairés.

Dans un tel climat de recherche archéologique qui n'est certainement plus le nôtre, Louis Alexandre Jullien, issu d'une famille de négociants de la région de Marseille, entreprit d'exécuter aux Balzi Rossi (Roches rouges, lieu aussi connu sous le nom de grottes de Grimaldi), près de Menton, du côté italien de la frontière franco-italienne, des fouilles qui devaient se poursuivre de façon intermittente et pour le moins discrète jusqu'en 1895.

Selon ses dires et quelques documents de l'époque, il put recueillir, dans un contexte que nous comprenons encore mal, une vaste quantité de matériaux appartenant à ce que nous savons être le Paléolithique supérieur, et que nous nommons avec plus de précision aujourd'hui, le Gravettien. Particulièrement intéressante fut la découverte d'une quinzaine de petites sculptures faites de pierres tendres ou d'andouiller et d'ivoire. Elles représentaient, pour la plupart, des personnages féminins typés qui, avec ceux provenant d'autres sites, allaient prendre le nom collectif de «Vénus».

L'une d'elles, vendue par L. A. Jullien en 1896 au Musée des Antiquités Nationales (France), fut parmi les premières de ce nouveau genre de sculptures à être vraiment connues des préhistoriens. Elle prêta cependant à controverse. D'aucuns, à l'époque, mirent en question son authenticité. L'affirmation était apparemment sans fondement, mais elle s'appuyait en partie sur le mystère qui avait entouré les travaux de L. A. Jullien et elle continue encore aujourd'hui à influer sur l'appréciation que nous pouvons avoir de quelques-uns de ces objets.

Peu de temps après, L. A. Jullien émigrait au Canada. Ses intérêts pour la chose préhistorique ne cessèrent point pour autant. On sait qu'au tournant du siècle (1895-1903), il correspondait avec sir William Dawson (Université McGill, Montréal) à qui il remettait alors une partie de sa collection d'outils en pierre et d'ossements issue des Balzi Rossi. À la même époque, il vendait au préhistorien français Édouard Piette six autres de ses statuettes que ce dernier devait remettre ultérieurement au Musée des Antiquités Nationales.

L'attention certaine que portaient les chercheurs français aux objets trouvés par L. A. Jullien ne se démentit pas. En 1914, l'abbé Henri Breuil, préhistorien français de renom, parvenait grâce aux bons soins d'un sulpicien de ses amis enseignant à Montréal, à renouer contact avec L. A. Jullien. L'information ainsi obtenue sur une des pièces (le Buste) de la présente exposition fit plus tard, en 1928, l'objet d'une courte publication.

La Grande Guerre (1914-1918) devait cependant mettre un terme à ces échanges. Les tentatives pour trouver de nouveau L. A. Jullien et sa collection qui firent suite au conflit furent sans succès. La branche mâle de la famille s'était éteinte au cours des années 20 et les filles de L. A. Jullien étaient parties de Montréal pour s'établir à Arthabaska et même à New York.

Une partie de ce qui restait de la collection refit cependant surface en 1944, lorsqu'une des filles de L. A. Jullien résidant aux États-Unis, vendit au Peabody Museum de Harvard une des statuettes ainsi que nombre d'autres objets en pierre, en os et en coquillage. Mais une fois encore la guerre, celle de 1939-1945, devait occulter ce dernier écho de la collection Louis Alexandre Jullien. À l'exception de la redécouverte par le chercheur américain Alexander Marshack, en 1986, de la figurine du Peabody, connue sous les noms de Femme au cou perforé ou de Janus, il aura fallu attendre encore presque cinquante ans avant de voir se dissiper le mystère.

À cause du battage médiatique d'il y a maintenant un peu plus d'un an, on connaît la suite. En 1987, les petites-filles de L. A. Jullien eurent à se défaire auprès d'un antiquaire de Montréal de divers objets de famille, dont une malle contenant, en plus d'une série d'outils en pierre, cinq des sept pièces faisant l'objet de la présente exposition. Ces dernières furent achetées par le sculpteur montréalais Pierre Bolduc qui, ayant reconnu leur importance, parvint à en retrouver deux autres qui étaient encore entre les mains des dernières descendantes du fouilleur du siècle dernier. C'est grâce à ces personnes qu'après plus d'un siècle d'anonymat ces figurines peuvent enfin être présentées à tous ceux qu'intéressent les origines de l'art occidental et qui aimeraient bien pouvoir en faire la lecture.