evant la forte opposition des employeurs et du gouvernement, les travailleurs canadiens se tournèrent vers le mouvement syndical professionnel (ou de métier) aux États-Unis pour obtenir de l'aide dans leurs efforts de mobilisation. Les syndicats professionnels ou syndicats de métier aux États-Unis s'étaient transformés dans les années 1890 en ce qu'il devint coutume d'appeler des syndicats d'affaires. Ces syndicats réagirent à la montée de l'industrialisation en Amérique en centralisant leurs propres activités et prises de décisions et en embauchant davantage de dirigeants permanents chargés de veiller au fonctionnement du syndicat et d'organisateurs à plein temps à qui confier la difficile tâche de mobiliser les travailleurs. Ces syndicats furent aussi à l'origine de la création des fonds de grèves centralisés et des prestations versées aux membres. Un grand nombre de sections locales de syndicats de métier embauchèrent à plein temps des agents syndicaux à qui ils confièrent la mission de diriger les campagnes de mobilisation, et de négocier et de mettre en application les conventions collectives.

Les syndicats de métier cherchèrent avant tout à obtenir la signature de conventions exécutoires avec les employeurs et, dans la mesure du possible, à régler des ententes-cadres valables pour l'ensemble de l'industrie. Ces organisations, comme la United Mine Workers of America et l'International Association of Machinists, défendirent sans relâche les intérêts de leurs membres en conflit avec leurs employeurs. La détermination de ces syndicats leur valut une popularité de plus en plus grande aux États-Unis.

Les syndicats de métier créèrent l'American Federation of Labor (AFL). Cette fédération nationale de syndicats servait de parlement pour la main-d'œuvre. L'AFL coordonnait les activités mobilisatrices de ses syndicats membres et réglait les querelles qui prenaient naissance entre eux. Elle représentait aussi les intérêts politiques des syndicats de métier, débattant périodiquement des enjeux syndicaux devant les représentants gouvernementaux.

Toutefois, l'AFL et le mouvement syndical professionnel connurent d'importantes limitations. D'une part, leur insistance à préserver le cloisonnement territorial entre les professions aida les syndicats à obtenir des concessions des employeurs; d'autre part, cette pratique empêcha la majorité des travailleurs d'adhérer à ces syndicats. En conséquence, les travailleurs semi-qualifiés et les ouvriers ou manœuvres dont le nombre ne cessait de croître en raison de l'augmentation rapide de la production de masse demeurèrent non syndiqués. La plupart des femmes se trouvaient dans ces rangs et, par conséquent, ne jouèrent qu'un rôle mineur dans le mouvement syndical professionnel. Certains syndicats avaient d'ailleurs des politiques discriminatoires. On trouvait dans des chartes des clauses bannissant la participation des Afro-américains et des Asiatiques.

LES SYNDICATS INTERNATIONAUX ET LES TRAVAILLEURS CANADIENS

Les corps de métier canadiens lorgnèrent de plus en plus vers le sud en direction des syndicats de l'American Federation of Labor (AFL) pour obtenir de l'aide dans leurs activités de mobilisation. Le savoir-faire de l'AFL en matière de mobilisation syndicale et de négociation collective représentait un attrait pour eux. La possibilité d'avoir accès aux ressources centralisées des syndicats américains, comme les fonds de grève, attirait aussi l'attention des corps de métier en lutte au Canada. Enfin, les travailleurs canadiens acceptaient l'idéal international de ces syndicats. Après tout, ils étaient tous des travailleurs professionnels qui faisaient face aux mêmes attitudes, sinon aux mêmes employeurs, qu'ils vivent au nord ou au sud de la frontière.

Mus par la puissance de leurs liens avec les syndicats de l'AFL et par leur propre détermination, les travailleurs canadiens adhérèrent au mouvement syndical en nombre jamais égalé depuis l'époque des Chevaliers du Travail. Le personnel roulant des chemins de fer - ingénieurs, conducteurs, agents de train - les machinistes, les mouleurs, les fabricants de chaudières, les charpentiers, les briqueteurs et les rembourreurs comptaient parmi les nombreux corps de métier adhérant aux syndicats internationaux. Le nombre de syndiqués grimpa à 160 000 en 1912. L'augmentation du nombre de grèves reflétait l'intensité des négociations qui se déroulaient à l'époque. En 1912, le mouvement de grève atteignit son apogée pour la période précédant la Première Guerre mondiale avec au total 242 grèves auxquelles 43 000 travailleurs participèrent.

Le bilan du mouvement syndical professionnel au Canada est toutefois mitigé. D'une part, de nombreux travailleurs syndiqués des corps de métier avaient obtenu des augmentations de salaire et avaient amélioré leur niveau de vie. D'autre part, certains travailleurs se plaignaient de la centralisation de la prise de décision dont profitaient les syndicats de l'AFL au sud de la frontière. Lors d'un épisode particulièrement sombre, à un congrès tenu à Kitchener, en Ontario, en 1902, le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC) expulsa tous les syndicats canadiens qui, en plus de l'AFL, avaient une autre affiliation (on désigne souvent ce phénomène du nom de double syndicalisation). Cette décision touchait ce qui restait des Chevaliers du Travail et de la Provincial Workmen's Association ainsi que de nombreux syndicats indépendants du Québec. Le CMTC agit de la sorte à la demande de l'AFL. Pour compenser l'exclusion de ces syndicats doubles ou rivaux, l'AFL promit aux dirigeants du CMTC, qui se sentaient dans l'eau chaude, une aide financière et une aide à la mobilisation. Cette décision eut pour effet de fragmenter pendant des années le mouvement ouvrier canadien.

Tout en se taillant une place au sein de leur univers professionnel, les syndicats de métier cherchaient à renforcer la solidarité entre eux. Dans de nombreuses villes du pays, ils créèrent des conseils locaux du travail et de l'industrie en vue de coordonner leurs campagnes politiques, d'organiser des campagnes de recrutement et de faire pétition auprès des gouvernements. Beaucoup d'entre eux se lancèrent dans la publication hebdomadaire ou mensuelle de journaux syndicalistes. La plupart des conseils se réunissaient toutes les deux semaines dans des locaux de fraternité ou d'autres salles louées. Quelques conseils plus gros et plus stables bâtirent même des « temples du travail » comme le Winnipeg's Trades and Labor Hall (la salle 10, qui abrite l'exposition Le Monde des ouvriers, à la salle du Canada du Musée canadien des civilisations, est une réplique du temple du travail de Winnipeg).

Les conseils du travail jouèrent un important rôle politique dans leur collectivité. Ils débattirent devant les administrations locales et les gouvernements provinciaux des questions touchant la sécurité et l'indemnité des travailleurs et s'intéressèrent à l'avenir de leurs collectivités. Certains conseils présentèrent des candidats aux élections et tentèrent de mettre en place leur propre parti travailliste indépendant. Même si en général ces partis ne connurent pas en général de succès électoral, leur présence força les gouvernements provinciaux à se libéraliser grâce à l'adoption de lois favorables au secteur manufacturier et à l'indemnisation des travailleurs.

Le succès du mouvement syndical professionnel fut enrayé par la résolution de plus en plus implacable des chefs d'entreprises de résister à l'assaut des syndicats, voire de faire perdre aux syndicats les gains qu'ils avaient acquis. À l'approche de la Première Guerre mondiale, les employeurs lancèrent des campagnes antisyndicalistes « d'ateliers ouverts ». Une fois de plus, les militants syndicaux devinrent les victimes de techniques d'intimidation comme les mises à pied et les listes noires et les trop fréquentes agressions physiques. Les gouvernements et les tribunaux intervinrent rarement en faveur des travailleurs. Mais c'est surtout la grave dépression de 1913 qui mit un frein aux progrès réalisés par le mouvement syndical professionnel. En un rien de temps, elle entraîna une perte d'emploi pour des milliers de travailleurs, laissant les militants dans l'attente de meilleures conditions économiques pour raviver leur mouvement. Lorsque cette période de reprise arriva en 1916, elle prit une forme que peu de dirigeants au sein du syndicalisme professionnel auraient pu prévoir en 1913.



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