ur le coup de 11 heures le jeudi 15 mai 1919, entre 25 000 et 30 000 travailleurs de Winnipeg déclenchèrent la grève générale. L'arrêt de travail se produisit rapidement dans les immenses ateliers et gares ferroviaires de la ville tandis que cessait concurremment toute production en usine. Winnipeg était privée de courrier, de tramways, de taxis, de journaux, de télégrammes, de téléphones, de gazoline et de livraison du lait. Presque tous les restaurants, les magasins de vente au détail et même les salons de coiffure fermèrent leurs portes. Les policiers, les pompiers et les employés du service d'adduction d'eau surprirent et épouvantèrent un grand nombre de gens à Winnipeg en se joignant aux grévistes. Partout au pays, la population se demandait ce qui se passait à Winnipeg. La grève générale de Winnipeg allait durer six semaines et allait finalement se terminer par les événements tragiques du Bloody Saturday.

Il y avait une foule d'enjeux dans cette grève. Un antagonisme sournois opposait le mouvement ouvrier et les employeurs locaux depuis de nombreuses années à Winnipeg. En fait, en 1918, la ville avait été le théâtre d'une grève générale de moindre ampleur qui s'était clôturée par une victoire partielle des grévistes. Les relations entre le salariat, d'une part, et les gouvernements et les tribunaux, d'autre part, s'étaient empoisonnées au fil des ans. Les dirigeants syndicaux se méfiaient des gouvernements et jugeaient que l'État venait trop rapidement en aide aux employeurs dans les conflits industriels. En fait, ils se plaignaient du fait que Winnipeg était devenue, aux yeux de tous, la « ville des injonctions » en raison de la fréquence avec laquelle les tribunaux locaux accordaient aux employeurs des injonctions contre les grévistes et les piqueteurs.

Au printemps de 1919, Winnipeg était le berceau du syndicalisme militant et de la politique radicale. Il y courait une vague de sympathie à l'égard de la création d'un gros syndicat unique (One Big Union ou OBU) et les idées socialistes gagnaient du terrain. C'est dans cette atmosphère chargée de lutte des classes que les conseils des syndicats dans le secteur de la métallurgie et de la construction entrèrent dans leur période de négociation avec leur fédération d'employeurs. Les travailleurs réclamaient notamment une augmentation salariale et la reconnaissance syndicale. Les employeurs refusèrent carrément de négocier avec les conseils des syndicats des métallurgistes et des ouvriers de la construction. Ce refus eut pour effet de propulser au-devant de la scène la question explosive de la reconnaissance syndicale et du droit des travailleurs à la négociation collective.

Voyant qu'aucune résolution du conflit ne semblait possible, les conseils des syndicats des métallurgistes et des ouvriers de la construction demandèrent l'aide du Conseil des métiers et du travail de Winnipeg (CMTW), qui était plus gros. Le 6 mai eut lieu une réunion du CMTW au cours de laquelle il fut décidé de demander à tous les membres de se prononcer sur le déclenchement ou non d'une grève générale à l'appui des travailleurs des industries de la métallurgie et de la construction. Le 13 mai, les résultats furent annoncés : plus de 11 000 personnes étaient en faveur de la grève et moins de 600 s'y opposaient. Le vote à majorité écrasante en faveur de la grève surprit même les dirigeants syndicaux les plus optimistes. Ils s'attendaient à un solide appui de la part des travailleurs des chemins de fer, des fonderies et des usines, mais eurent l'agréable surprise de recueillir un appui tout aussi fort des autres syndicats. Par exemple, les policiers de la ville votèrent à 149 contre 11 en faveur de la grève, les pompiers, à 149 contre 6, les travailleurs du service d'adduction d'eau, à 44 contre 9, les postiers, à 250 contre 19, les cuisiniers et les serveurs, à 278 contre 0 et les tailleurs, à 155 contre 13. Fort de cette majorité écrasante, le CMTW déclara la grève générale à compter du 15 mai à 11 heures. Un imposant comité central de grève fut créé pour veiller à la conduite de la grève.

Les employeurs et les fonctionnaires locaux furent prompts à réagir au défi posé par le salariat. Ils établirent le Citizens' Committee of 1000, un groupe de riches manufacturiers, avocats, banquiers et politiciens de Winnipeg. Passant outre aux revendications fondamentales des grévistes qui voulaient obtenir une augmentation salariale et la reconnaissance syndicale, le Citizen's Committee préféra axer son intervention sur une campagne de discréditation du mouvement ouvrier. Il qualifia les grévistes de bolcheviques et « d'ordures étrangères (alien scum) ». Il déclara que la grève était une conspiration révolutionnaire. Les membres du Citizens's Committee n'avaient aucune preuve à l'appui de ces accusations, mais ils les utilisaient comme moyen d'éviter la conciliation.

La nouvelle de la grève générale se répandit au pays et les travailleurs des autres sections locales se déclarèrent solidaires des grévistes de Winnipeg. Des grèves de solidarité furent déclenchées à Brandon, Calgary, Edmonton, Saskatoon, Prince Albert, Regina, Vancouver, New Westminster et Victoria ainsi que dans 20 autres villes.

Inquiet de la montée de la tension à Winnipeg et au pays, le gouvernement fédéral décida d'intervenir. Plusieurs ministres du Cabinet se rendirent à Winnipeg pour rencontrer les fonctionnaires locaux et les membres du Citizen's Committee. Ils refusèrent cependant l'invitation des membres du comité de grève qui voulaient eux aussi être consultés. Suivant le conseil de ses ministres du Cabinet, le gouvernement fédéral prit vigoureusement le parti des employeurs. Il intima à ses employés l'ordre de retourner au travail sans quoi ils risquaient d'être mis à pied. La Loi fédérale sur l'immigration fut ensuite modifiée rapidement de façon à ce que les immigrants d'origine britannique puissent être déportés et à ce que la définition de la sédition soit élargie dans le Code criminel. Ces changements furent entrepris de pair avec l'arrestation de dix chefs de file du mouvement de grève. Toutes ces mesures furent prises pour intimider les grévistes et les forcer à abdiquer. Néanmoins, la grève se poursuivit.

Le samedi 21 juin, des milliers de grévistes et leurs sympathisants se réunirent au centre-ville de Winnipeg pour protester contre l'arrestation de leurs chefs. Le maire fit appel à la Police à cheval du Nord-Ouest pour disperser les foules. Dans la confrontation qui s'ensuivit, deux grévistes furent tués et au moins trente furent blessés. Alors que la foule se dispersait dans les rues et les ruelles avoisinantes, elle fit face à plusieurs centaines de représentants de la « police spéciale » députée par la Ville durant la grève. Armés de bâtons de base-ball et de rayons de roues de wagon fournis par les détaillants locaux, les « spéciaux » attaquèrent les manifestants. Bientôt ce fut l'armée qui envahit les rues, les patrouillant à l'aide de véhicules surmontés de mitrailleuses . Le jeudi 26 juin, craignant que la violence n'empire, les chefs de file du mouvement déclarèrent la fin de la grève.

La fin de la grève générale de Winnipeg n'apporta pas la paix syndicale au Canada à l'été de 1919; en fait, le climat d'agitation perdura jusqu'en 1920. Dans les mines de charbon de l'Alberta et de la Nouvelle-Écosse, des confrontations continuèrent jusqu'au milieu des années 20, mais la révolte du mouvement ouvrier d'après-guerre s'était pour une large part résorbée au début des années 20. Ce sont les noirs nuages de la dépression assombrissant le pays à l'automne de 1920, à la suite de la Première Guerre mondiale, qui s'avérèrent le point tournant dans les relations patronales-syndicales. Une fois de plus, le mouvement ouvrier dut affronter l'augmentation rapide du chômage combinée aux campagnes vigoureuses de discréditation menées par les entreprises et le gouvernement. L'OBU et la solidarité industrielle que cette organisation représentait furent la cible d'une opposition des plus farouches de la part des opposants au mouvement ouvrier. Dans cette bataille, les syndicats de métier, plus conservateurs, se rangèrent du côté des adversaires de l'OBU.

À cette époque, plusieurs nouveaux éléments firent leur apparition dans les campagnes contre les syndicats. Outre le recours aux tactiques traditionnelles de mises à pied et de listes noires, les dirigeants d'entreprises et les chefs de gouvernement utilisèrent la menace rouge ou menace communiste pour discréditer la mobilisation syndicale. Certains employeurs établirent aussi des comités de travailleurs, qu'ils contrôlaient soigneusement, à l'intérieur de leurs usines. Au Québec, l'Église catholique poussa ces mesures un peu plus loin en établissant son propre syndicat. En 1921, l'Église créa en effet la Confédération des travailleurs catholiques du Canada. Des prêtres catholiques furent désignés pour veiller aux affaires syndicales et s'assurer que le syndicalisme séculier soit tenu en échec.

Le salariat eut un dernier regain de vie avant les sombres années 1920 et 1930. Ce sursaut eut lieu lors des élections provinciales de 1919-1920. En Alberta, en Colombie-Britannique, au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et en Ontario, les partis travaillistes remportèrent des quantités importantes de votes et de sièges. En l'absence d'un mouvement ouvrier fort derrière eux, leur victoire fut toutefois de courte durée.

La révolte de 1919 a laissé dans son sillage des traces mitigées. La répression de la grève générale de Winnipeg et des centaines d'autres conflits au pays démoralisèrent les travailleurs. Un grand nombre d'entre eux ne purent retourner à leur emploi et ceux qui le firent durent accepter des conditions moins favorables ou, au mieux, inchangées. Il fallut attendre une autre génération avant que le mouvement ouvrier ne retrouve la popularité dont il avait joui à l'époque.

Au Canada, le mouvement d'après-guerre fut le mouvement populaire le plus largement représenté. Il fit preuve d'une ouverture remarquable en ce qui a trait aux femmes et aux différentes ethnies. Mais il eut fallu davantage d'action en ce sens pour que le salariat puisse un jour établir un mouvement viable dans un monde industriel en constante évolution. Par ailleurs, une quantité non négligeable de travailleurs continuèrent à trouver une source d'inspiration dans l'esprit de solidarité qui avait régné en 1919. Comme Jacob Penner, un participant aux événements de l'époque, le dit en 1950,

[TRADUCTION] La grève générale de Winnipeg est immortelle. Elle vit dans la mémoire de ceux qui - toujours parmi nous - ont pris part de façon si honorable à la lutte pour les droits des producteurs de richesse. Elle vit dans la mémoire des fils et des filles de ceux qui y ont participé et à qui cette histoire est racontée durant les douces et agréables veillées familiales.



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