Mer et monde : Les pêches de la côte est du Canada

En quête du délice des jours maigres
Le voyage de pêche du Saint-André (1754)
En quête du délice des jours maigres : 
Le voyage de pêche du Saint-André (1754)

Par Jean-Pierre Chrestien à la TABLE DES MATIÈRES


La pêche sur le Grand Banc

La journée du pêcheur 90
 

Le navire est à la cape et dérive côté en travers. Lorsqu'on repère un banc de morue, le pilote fait mouiller une ancre. Les pêcheurs se tiennent dans leur baril, leurs lignes sont déjà prêtes et appâtées. Ils laissent filer les lignes de 30, 40, 50 brasses, selon la profondeur de l'eau, la vitesse de la dérive et la force des courants.

Les lignottiers font traîner leur ligne plus ou moins vite. Quelques-uns la halent de temps en temps, de quelques brasses, et la laissent tout d'un coup retomber pour empêcher les morues de venir reconnaître l'appât. Aussitôt qu'un pêcheur sent qu'une morue a mordu à l'hameçon, il hale sa ligne et tire le poisson à la surface de l'eau. Si la morue est de taille normale, le pêcheur l'amène à lui. Si c'est une grosse prise, son voisin la gaffe et la tire à bord. Le premier la saisit par les ouïes et l'accroche par la tête à un instrument appelé élangueur. Il l'éventre ensuite, lui retire la langue, et avec ce qu'il trouve dans l'estomac réamorce son hameçon. Puis il laisse tomber le poisson dans un parc placé derrière lui. Le pêcheur jette à nouveau sa ligne à l'eau. Il recommencera ainsi tout au cours de la journée.

Selon Duhamel du Monceau, lorsque le temps est favorable, les pêcheurs jettent leur ligne et la retirent aussitôt. Ils peuvent prendre de 125 à 200 morues par jour; elles mordent avec avidité à l'appât. Quand cela continue, en moins de trois mois le navire quitte le Banc avec sa cargaison 91. Cependant, à l'exemple de la campagne du Saint-André, en 1754, il faut parfois six mois et plus pour compléter la pêche. Il n'est pas rare qu'un navire rentre en France avec seulement la moitié de la pêche prévue. La morue n'est pas toujours aussi abondante. Certains jours, le nombre de prises par pêcheur est insuffisant, et parfois la morue n'est tout simplement pas au rendez-vous.

Entre le 16 avril et le 30 septembre 1754, l'équipage du capitaine Bellet a eu plusieurs journées peu rentables (graphique 1). On remarque dans les tableaux de Le Roy que les pêcheurs ont connu douze jours sans prise. S'agit-il de journées où les morues sont passées dans la marmite de l'équipage? C'est possible. Dans d'autres journaux de bord que nous avons consulté, on trouve parfois : " cinquante morues pour l'équipage " ou " cinquante morues pour la marmite ". Ces mentions coïncident souvent avec les dimanches. Dans le cas qui nous occupe, seulement deux journées bredouilles sont effectivement des dimanches. Il est vrai qu'à cette époque les fêtes religieuses en semaine étaient nombreuses, mais il est très peu probable que tous ces jours improductifs soient imputables aux devoirs religieux des pêcheurs.


Tableau 2 : Nombre de prises par semaine et par pêcheur

Semaine

Début

Fin

Prises

Nombre de pêcheurs

Moyenne par semaine / pêcheur

1ère

16/04/1754

21/04/1754

120

10

12

2e

22/04/1754

28/04/1754

900

10

90

3e

29/04/1754

05/05/1754

730

10

73

4e

06/05/1754

12/05/1754

1 010

10

101

5e

13/05/1754

19/05/1754

550

10

55

6e

20/05/1754

26/05/1754

730

10

73

7e

27/05/1754

02/06/1754

1 680

10

168

8e

03/06/1754

09/06/1754

1 380

10

138

9e

10/06/1754

16/06/1754

950

10

95

10e

17/06/1754

23/06/1754

630

10

63

11e

24/06/1754

30/06/1754

160

10

16

12e

01/07/1754

07/07/1754

560

10

56

13e

08/07/1754

14/07/1754

790

10

79

14e

15/07/1754

21/07/1754

350

10

35

15e

22/07/1754

28/07/1754

440

10

44

16e

29/07/1754

04/08/1754

420

10

42

17e

05/08/1754

11/08/1754

570

10

57

18e

12/08/1754

18/08/1754

1 280

10

128

19e

19/08/1754

25/08/1754

850

10

85

20e

26/08/1754

01/09/1754

310

10

31

21e

02/09/1754

08/09/1754

990

10

99

22e

09/09/1754

15/09/1754

590

10

59

23e

16/09/1754

22/09/1754

430

10

43

24e

23/09/1754

29/09/1754

470

10

47


Le Roy dénombre 16 670 morues petit compte, qui font 12 830 morues marchandes grand compte de Honfleur 92. En vérifiant ses tableaux, on arrive à un total de 16 890 morues et donc à une légère différence de 220 prises 93. La pêche du Saint-André sur le Banc s'étale sur 168 jours. Nous estimons à dix pêcheurs lignottiers la force de pêche effective; les officiers (capitaine, pilote, contremaître, charpentier, chirurgien), le saleur, les novices ou mousses étant occupés à diriger la manœuvre et la main-d'œuvre ou à saler et préparer la morue. Cela nous donne une moyenne d'environ 100 morues par jour qui, divisée par 10 pêcheurs, nous fait une moyenne de 10 morues par homme par jour (tableau 2). Nous sommes très loin de la pêche miraculeuse!

La moyenne des prises de l'équipage par semaine se monte à environ 703 morues. Seulement onze semaines de pêche ont connu un total de prises dépassant cette moyenne (graphique 2).

Si l'on en croit Duhamel du Monceau, la saison la plus prometteuse pour la pêche sur le Banc est de la mi-avril à la fin juin. C'est durant cette période que les morues arrivent peu à peu sur le Banc 94. Juin offre généralement des conditions clémentes, mais la morue est à la poursuite du capelan. Toujours selon le même auteur : " C'est dans le mois de Juillet que la pêche [des jeunes morues] est la plus abondante " 95. En août, la morue suit le capelan hors du Banc, mais elle revient en septembre et en octobre alors que les vents rendent la pêche plus difficile.

Comme nous le constatons au graphique 2, la meilleure semaine de pêche de l'équipage du Saint-André fut en réalité la dernière de mai (1680 morues). Parmi les semaines les plus productives, les deux premières semaines de juin se classent deuxième (1380) et sixième (950) respectivement, tandis que la troisième se situe au milieu du mois d'août (1280). Signalons que la première semaine de septembre prit la cinquième place (990) et que l'avant-dernière semaine d'avril fut très bonne avec 900 prises. Elle se classe septième. Ces résultats témoignent donc d'une saison plutôt précoce vers la fin du mois de mai et les premières semaines de juin (graphique 3).

Si l'on observe les conditions météorologiques notées par Le Roy, nous constatons que les trois semaines les plus favorables pour la pêche avaient connu des jours de brume, de " brume et fin " et de pluie et frais. Mais les suivantes avaient été généralement par temps " beau et fin ". Ces observations confirment en partie les connaissances empiriques de l'époque.

Le temps le plus favorable pour la pêche à la morue, comme pour toutes les pêches à l'hameçon, c'est quand le ciel est couvert et qu'il n'y a pas d'écume sur l'eau. Les vents forts et la mer agitée sont néfastes; les mouvements du navire et des cordes entremêlent les lignes. Il devient impossible de pêcher lors de tempêtes. De juin à la mi-septembre, la mer est généralement calme et le temps beau sans trop de brume ou de bourrasques 96.

Comme on peut voir au graphique 4, les conditions météorologiques sur le Banc furent particulièrement clémentes du 16 avril au 30 septembre 1754. L'équipage du Saint-André a connu 113 jours de beau temps, 14 jours où le brouillard est apparu et 27 jours sombres et pluvieux. Il faut ajouter à cela une journée de beau temps pendant laquelle la mer était grosse, ce qui n'a pas facilité la pêche. Le compte rendu météorologique de Le Roy nous montre que les conditions sur le Grand Banc n'étaient pas toujours aussi terrifiantes que l'on peu se l'imaginer. Mais déjà à cette époque les morues n'étaient pas aussi innombrables que les pêcheurs pouvaient le souhaiter.

Les jours où la pêche est abondante, pour ne point distraire les pêcheurs, un novice est chargé de faire les premières opérations de la préparation du poisson. On met à part les langues pour celui qui a pris les poissons, afin qu'en les comptant à la fin de la journée on sache combien de morues il a pris. On imposera une corvée à celui qui en a pris le moins. Il doit vider le parc où sont les têtes et jeter celles-ci à la mer pendant que les autres soupent et se reposent 97.



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