Tout n’a pas été dit sur L’Empress : Les bateaux-pilotes de Point-au-Père (deuxième partie)

John Willis

Transbordement d’un pilote près de Rimouski, au Québec, au début du XXe siècle.

Transbordement d’un pilote près de Rimouski, au Québec, au début du XXe siècle. Photo du Musée canadien de l’histoire, collection Philippe Beaudry, 2012-H0018.20

Le naufrage de l’Empress of Ireland en mai 1914 a fourni une démonstration éloquente des dangers de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent. Il a rappelé la nécessité d’avoir un membre d’équipage expérimenté à la barre des navires, puisque cette voie navigable était la plus fréquentée au Canada, à l’époque.

Au tournant du xxe siècle, environ 70 pilotes manœuvraient les navires le long du Saint-Laurent, en aval de Québec. Les caprices du temps et du climat, le brouillard et la nature particulière du fleuve, qui rétrécit peu à peu en amont, compliquaient leur tâche. Les marins devaient aussi se méfier d’une série d’îles dans le chenal, de l’île Verte à l’île d’Orléans en passant par l’île aux Lièvres. Au cours de la saison de navigation 1913, trois pilotes ont été suspendus en raison d’accidents impliquant les navires qu’ils guidaient, y compris un navire à vapeur du Canadien Pacifique, le S.S. Lake Manitoba.

D’ailleurs, les pilotes ont fait l’objet de vives critiques dans la presse et les milieux de la navigation  et du commerce en raison de l’accroissement des accidents probablement causés par l’intensification du trafic fluvial. La Chambre de commerce de Montréal attribua à l’incompétence des pilotes la multiplication des incidents sur le Saint-Laurent. Elle se plaignit de la hausse des primes de l’assurance maritime. Une commission royale fut convoquée en 1913. Elle plaida non seulement pour l’abolition de la Corporation des pilotes et le système « à tour de rôle » en vertu duquel les pilotes se relayaient à la prise en charge des navires et mettaient en commun leurs salaires, mais aussi pour une diminution du nombre de pilotes. Elle réclamait également la démission immédiate du surintendant des pilotes du chenal de navigation de Montréal, qu’elle jugeait incompétent. La commission fit remarquer, d’un ton plein de sous-entendus, que le bureau des pilotes à Québec se trouvait juste au-dessus d’un bar auquel il était directement relié par une porte et fit pression pour qu’on le fermât immédiatement.

Les pilotes étaient peu enclins à accepter les recommandations d’un organisme d’enquête qu’ils voyaient comme la marionnette de la Fédération maritime. Ils estimaient qu’on leur imputait à tort la hausse des accidents de navigation, et le firent savoir dans leur rapport minoritaire adressé à la commission royale. « Tous se rappellent l’avatar du S.S. Helvetia, coulé par l’Empress of Britain, soulignèrent-ils. Qui ne se souvient pas du S.S. Titanic? Aucun pilote ne conduisait lorsque ces navires furent abandonnés à leur triste sort. » De plus, les pilotes avaient l’impression que le ministère de la Marine et des Pêcheries, qui venait d’assumer l’administration du pilotage, leur avait manqué de respect, en les forçant à subir un test de navigation un jour avant l’ouverture de la saison 1906 et en leur demandant de le faire en anglais, alors que la plupart étaient francophones. Ils s’indignèrent tout particulièrement des propos de l’un des membres de la commission, selon lesquels leur travail était si facile qu’ils pouvaient fumer leur pipe en le faisant. Ils lui rétorquèrent : « On aimerait bien le voir fumer avec nous lorsqu’on tangue, sous la tempête, à bord du S.S. Eureka, à Pointe-au-Père. Il trouverait vite notre tabac trop fort pour lui. »

Les pilotes travaillaient à partir de Pointe-au-Père et de Québec, s’attachant à la vie civile locale pendant la durée de la saison de navigation. Certains œuvraient à tour de rôle en vertu du système instauré, alors que d’autres travaillaient pour une compagnie maritime comme le Canadien Pacifique ou l’Allan Line. La Dominion Coal Company avait neuf pilotes à son service sur ses bâtiments. Il arrivait que des cargos charbonniers qui appareillaient ne se soucient même pas de débarquer leurs pilotes à Pointe-au-Père. Ces pilotes restaient à bord jusqu’à ce que les navires atteignent leur destination, habituellement Sydney, en Nouvelle-Écosse, où était le principal port d’expédition du charbon de Cap-Breton. Charles Clavet, un pilote cumulant une expérience de 25 années, perdit la vie lorsque le navire à bord duquel il se trouvait, le S.S. Bridgeport, sombra peu de temps après avoir quitté le port de Sydney, en novembre 1913. Clavet ne devait pas être sur ce navire, puisqu’il aurait dû être débarqué à Pointe-au-Père.

Carte de la rive du Saint-Laurent montrant l’ancien port du Bic dans le coin inférieur gauche ainsi que Pointe-au-Père dans le coin supérieur droit.

Carte de la rive du Saint-Laurent montrant l’ancien port du Bic dans le coin inférieur gauche ainsi que Pointe-au-Père dans le coin supérieur droit.
Photo de Steven Darby, Musée canadien de l’histoire, d’après une carte originale provenant des collections du Musée maritime du Québec.

À son déménagement à Pointe-au-Père, en 1905, la station de pilotage fut dotée d’un nouveau phare, d’un quai, d’une station radiotélégraphique, de matériel de secours et d’une corne de brume mécanique. La vieille goélette de McWilliams n’était plus en service. Elle avait été remplacée par un nouveau bateau-pilote, le S.S. Eureka. Construit à Glasgow en 1893, ce remorqueur au charbon mesurait près de 30 mètres. Ce n’était pas le meilleur des navires par mauvais temps. Les pilotes avaient recommandé l’acquisition d’un navire plus gros et plus apte à naviguer, équipé d’un poste radiotélégraphique et de projecteurs pour la navigation de nuit, et suffisamment spacieux pour abriter et nourrir les pilotes et leur épargner les frais de repas et de logement.

À bord de l’Eureka se trouvait un homme très bien connu des pilotes : le capitaine Jean-Baptiste Bélanger, originaire de L’Anse-à-Gilles, près de L’Islet-sur-Mer. C’était un navigateur d’expérience. C’est Bélanger qui est arrivé le premier là où, le matin du 29 mai 2014, l’Empress of Ireland a sombré. Les canots de sauvetage de son embarcation étaient abaissés et prêts à servir. Il a pu sauver des dizaines de vies ce matin-là. Bélanger témoignera ensuite devant la commission d’enquête mise sur pied après la catastrophe de l’Empress. Le récit de ses exploits a été transmis par sa famille, d’une génération à l’autre.

On ignore si le capitaine Bélanger a vu ou non la vieille goélette-pilote de John McWilliams, mais il en a certainement entendu parler par les plus vieux pilotes qu’il transportait à bord des navires ou à terre. Notre maquette fait revivre une foule de souvenirs d’une époque où les navires voguaient sur le Saint-Laurent, lestés de passagers, d’équipages, de marchandises et de rêves, comme ils le sont encore, un pilote à leur bord. Le chanteur Gilles Vigneault n’écrivait-il pas, à propos des bateaux qui s’en vont, « il faut bien plus que des bagages pour voyager »?