Un témoignage visuel du « culte » immuable voué à Wilfrid Laurier

Le 21 décembre 2016

L’image montre une jeune femme à l’air résigné se tenant debout devant un buste du premier ministre Wilfrid Laurier. Différents symboles du Canada, une nation jeune à l’époque, se trouvent entre les deux personnages, tandis que la posture de la jeune femme, une main posée sur le buste et le regard dirigé vers le sol, évoque simultanément l’affection et le chagrin.

Les lecteurs de La Presse ont découvert cette image en couleur dans leur quotidien en 1929. Il s’agit d’une reproduction par rotogravure de grande qualité d’une œuvre du Montréalais Georges Delfosse, Le Deuil de la Patrie, qui se prêtait à un encadrement. Compte tenu de la grande popularité dont jouissait Wilfrid Laurier au Québec, cette page commémorative a dû probablement orner les maisons de nombreux lecteurs du quotidien.

Pièce d’une collection de près de 1 000 objets et documents illustrant la vie politique canadienne léguée par le sénateur Serge Joyal au Musée canadien de l’histoire en 2015, l’illustration de Delfosse constitue un témoignage éloquent de l’influence durable de Wilfrid Laurier, en particulier parmi la population canadienne-française.

Une affection encore intacte

« Wilfrid Laurier a suscité l’admiration bien au-delà de sa période au pouvoir », d’affirmer Xavier Gélinas, conservateur, Histoire politique. « Un grand nombre de Canadiens français étaient persuadés qu’il avait renversé la situation issue de la Conquête. Plus d’un siècle après la bataille des plaines d’Abraham, la présence de Wilfrid Laurier au poste de premier ministre leur donnait l’impression qu’ils étaient enfin placés sur un pied d’égalité avec les Canadiens anglais. »

Il n’est pas surprenant de voir La Presse utiliser l’œuvre de Delfosse à l’occasion du décès du premier francophone ayant occupé le poste de premier ministre du Canada, en 1919. En revanche, sa publication 10 ans après sa mort est plutôt inattendue. Selon Xavier Gélinas, la publication témoigne de la persistance, jusque tard dans les années 1930, du « culte de Laurier », qui était entretenu par le souvenir non seulement de son charme et de son physique, mais aussi du ton optimiste de ses discours qui ont convaincu les Canadiens, tant français qu’anglais, d’accepter sa vision positive et avant-gardiste du pays.

Le « culte » de Laurier existe encore aujourd’hui. Lorsque le premier ministre Justin Trudeau a accédé au pouvoir, il a évoqué les célèbres « voies ensoleillées » promises par Wilfrid Laurier. La renommée de Wilfrid Laurier repose sur des éléments qui transcendent son bilan politique.

La vision qu’avait Wilfrid Laurier du Canada a eu « un effet continu sur la conscience politique nationale », d’ajouter le sénateur Serge Joyal, qui a donné la riche collection dont fait partie l’affiche. « Encore aujourd’hui, on trouve l’effigie de Laurier sur des t‑shirts et des insignes. Il continue d’incarner la vision d’un idéal pour le Canada, aussi vivante qu’à son époque. »

Un quelque chose d’indéfinissable

En 1929, lorsque les Québécois ont ouvert le numéro de La Presse renfermant l’image, ils ont probablement pensé avec nostalgie à l’époque de Wilfrid Laurier, le même type de nostalgie dont a été saisie quelques décennies plus tard la génération d’Américains qui espérait retrouver la fameuse période de « bonheur idyllique » de John F. Kennedy. Malgré leur contribution à la prospérité du Canada dans les années 1920, les dirigeants tels Robert Borden et William Lyon Mackenzie King n’avaient pas la nature inspiratrice et visionnaire de Wilfrid Laurier.

Marqués par la Première Guerre mondiale, ils gardaient probablement « une nostalgie, parfois teintée de mélancolie, des années 1900 où il était courant de voir arriver des bateaux bondés de personnes prêtes à bâtir quelque chose de nouveau, de neuf, et d’entendre dire que le XXe siècle appartenait au Canada », d’expliquer Xavier Gélinas. « C’est comme l’adolescence : lorsqu’elle est finie, elle est finie à jamais. Wilfrid Laurier a été un personnage de la trempe de Che Guevara, de Martin Luther King ou de John F. Kennedy », ajoute-t-il. « Ses réalisations inspirent le respect, mais elles occupent une place presque négligeable dans le culte qu’on lui a voué. Laurier faisait partie des personnes qui ont un petit quelque chose en plus. Certaines jouissent d’une aura, d’autres non. Laurier en avait certainement une. »

Image :
Le Deuil de la Patrie
Rare affiche commémorative du décès de sir Wilfrid Laurier
Papier multicolore
Reproduction d’une œuvre de Georges Delfosse publiée dans le quotidien
La Presse, le samedi 16 février 1929
56,5 X 45 cm
Collection Serge Joyal, IMG2014-0141-0008-Dm