Courrier du ciel : Le service postal aérien de l'époque héroïque, 1918-1939

Le pilote de brousse

Le pilote n'est pas un solitaire, loin de là. À l'occasion, il est accompagné durant ses voyages par un mécanicien, mais il peut en tout temps compter sur le soutien moral et technique des ingénieurs et mécaniciens composant son équipe de piste ou les «graisseux» comme ils se font appeler. C'est une bonne idée de voler avec une autre personne, surtout en hiver lorsque la préparation de l'appareil pour la nuit ou le démarrage le matin exigent d'être deux. Le soir, il faut vidanger l'huile et la transporter dans la baraque pour l'empêcher de figer au froid, puis on doit la remettre dans le moteur le lendemain matin. Ce sont des tâches particulièrement délicates car il faut procéder rapidement. Même l'action simple de ravitailler nécessite deux personnes : une pour activer la pompe et l'autre pour tenir le tuyau au-dessus de l'entonnoir et de la crépine. Quelle que soit la tâche, deux paires de mains valent mieux qu'une durant les temps froids.

Dans la mesure où l'espace le permet, le pilote conserve à bord le matériel d'urgence qui, en cas d'atterrissage forcé, peut sauver sa vie et celle de ses passagers —chaussettes de rechange, mitaines, parka, mukluks, pantalons de ski, fusil et munitions, collets à lapin et réserve de haricots, bacon et farine. Dans sa tête, le pilote conserve sa ressource la plus précieuse : sa connaissance et son expérience du terrain. Ses connaissances géographiques lui permettent de voler par instinct pour ainsi dire et de voir de ses propres yeux. Traverser la brousse canadienne à une époque où la géographie des grands espaces ouverts du Canada ne sont pas encore parfaitement représentés sur une carte constitue un défi de taille. Le pilote navigue «à l'estime». Il établit sa position en notant ce qui se trouve au-dessous de son appareil. Certains pilotes se laissent guider par les voies ferrées, les lignes d'énergie électrique ou même les sentiers des traîneaux à chien. D'autres préfèrent suivre les cours d'eau. Le pilote doit connaître les points de repère par cœur. Punch Dickins ne se lance jamais en territoire nouveau pour lequel il n'existe pas de carte à moins que le ciel ne soit dégagé. Pour tenir compte de ses données, il tient ses propres croquis cartographiques en plus de cartes publiées et d'un compas.

Une fois arrivé à destination, le pilote doit atterrir. L'été, il faut amerrir avec l'appareil muni de flotteurs. Les meilleures bases d'atterrissage sont dotées d'un dock flottant ancré au rivage. À Fort Smith, aux Territoires du Nord-Ouest, il n'y a malheureusement qu'un seul dock qui devient très achalandé lorsque plus d'un avion se pointe. «Les passagers n'ont pas de place pour débarquer et les pilotes respectifs pas de place pour ravitailler leur appareil», se plaint-on en 1937. Il n'y a peut-être pas non plus assez d'espace pour charger et décharger les sacs de courrier. Certains pilotes, en prévision de conditions d'atterrissage de fortune, voyagent avec un canot attaché sous le fuselage ou l'aile.

L'hiver, les pilotes doivent atterrir sur la surface gelée des lacs ou des rivières. Cela n'est pas toujours possible en raison du manque de coopération de certains cours d'eau qui ne sont pas gelés assez en profondeur au début de la saison. On raconte que des avions s'écrasent à travers une surface de glace non suffisamment épaisse pour supporter le poids d'un appareil chargé. Un village entier peut être appelé à tirer un avion des eaux gelées. Il n'est pas rare qu'on demande aux membres d'une communauté d'aplanir la surface d'atterrissage en foulant des pieds la glace et la neige avec leurs raquettes. Ensuite, il faut composer avec la période creuse, cette version proprement canadienne du purgatoire qui arrive une fois à l'automne et à nouveau au printemps lorsque l'hiver n'est ni parfaitement commencé ni parfaitement terminé. La circulation aérienne peut être interrompue pendant des semaines à la fois, pendant que tout le monde attend le dégel de la surface du lac ou la fonte de la glace. Il n'y a pas de vols durant la période creuse, donc pas de courrier ni de nouvelles.

Les exigences du transport aérien du courrier dans des conditions, aussi primitives qu'elles sont, semblent assez décourageantes quand on les regarde en cette fin du XXe siècle. Elles font pourtant partie du cours normal des activités à l'époque héroïque de la poste aérienne. L'esprit du pilote et de l'équipage à cette époque est loin d'être fataliste. Il défie les éléments formidables de la nature et l'imprévisible imperfection marquant le début de la technologie de l'aviation. Saint-Exupéry traduit merveilleusement ce sentiment de dévouement, de courage et de ténacité dans son roman Terre des hommes où l'Homme prend ses responsabilités et parvient à vaincre les pires défis, tout en sentant non sans fierté qu'il a contribué à édifier quelque chose qui, au fond appartient non seulement à lui-même mais à toute l'humanité 1.

On ne pourrait trouver de meilleure épitaphe pour une époque qui verra le service postal aérien conquérir tous les recoins de la planète et franchir les régions aux confins du globe, que ce soit dans le sable du désert ou blotti dans le froid des neiges de l'Arctique. En nous remémorant cette époque, nous dédions cette publication et cette exposition à la mémoire des pilotes qui ont risqué leur vie pour livrer le courrier.

1 Voir Terres des hommes, de Saint-Exupéry, Paris, Gallimard, 1939, p. 47.

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