Ces bottes ont été faites pour travailler

John Willis

Ces bottes de draveur, fabriquées à la fin des années 1930 par un cordonnier d’un village du comté rural de L’Islet, dans l’est du Québec, ont été conçues à partir de peau de bœuf. Le matériau était traité dans une tannerie locale, et plongé dans des solutions bouillantes à base d’écorce de pruche pour le rendre plus souple avant d’être remis au bottier. La semelle et le talon sont munis de clous à tête perdue en métal pour réduire l’usure, mais cet ajout s’avérait surtout important parce qu’il procurait une meilleure traction sur les surfaces glissantes, comme les billes de bois ainsi que le long des rives. Les hommes de la drave travaillaient à une période de l’année où le thermomètre plongeait facilement sous zéro, faisant ainsi des mouvements sur les berges ou les troncs d’arbre un exercice bien périlleux.

Bottes de draveur

Bottes de draveur, Musée canadien de l’histoire, 978.114.46 a-b, IMG2009-0063-0015-Dm

Au début du XXe siècle, les arbres abattus en hiver étaient tirés par des chevaux jusqu’aux berges des cours d’eau. Ensuite, les hommes les conduisaient (ou les « flottaient ») sur les lacs et les rivières en direction des zones portuaires, des scieries ou des usines de pâte à papier. Les bûcherons travaillaient fort tout l’hiver, abattant des arbres et tirant du bois.

Le travail des draveurs était associé à l’arrivée du printemps. À partir de la mi-avril ou du mois de mai, la plupart des bûcherons retournaient à la ferme pour le reste de la saison. Ce n’était pas le cas des draveurs, dont la tâche consistait à dégager les billes de bois ayant formé des embâcles près des rapides ou des chutes; ces hommes piquaient et poussaient les billes égarées à l’aide de longues perches tenues à la main, appelées tourne-billes, francs-renards ou sapis.

Les draveurs faisaient habituellement leur travail debout, dans une barque à fond plat pointée aux deux extrémités, ou bien depuis la berge. Ils devaient parfois débarquer pour marcher, courir ou danser sur les billes flottantes en direction d’un embâcle particulier. Comme le raconte la chanson Tit-Paul la Pitoune de Gilles Vigneault, les plus longues billes ou billots employés dans la fabrication du bois d’œuvre avaient généralement une longueur de 12 pieds (3,66 mètres); les billes de bois à pâte ou « pitounes » mesuraient, quant à elles, 4 pieds (1,22 mètre) de longueur. Comme on peut l’imaginer, maintenir son équilibre sur les plus petites « pitounes » n’était pas de tout repos pour les draveurs.

L’arrière-pays dans l’est du Québec et le Bas-Saint-Laurent était réservé, grâce à des contrats de location et à des ententes privées avec la Couronne, en grande partie l’apanage des entreprises de pâtes et papiers et d’exploitation forestière. Celles-ci étaient responsables des coupes d’arbres sur ces terres boisées et ont transformé les lacs, les rivières et les chenaux en un réseau interrelié, dans lequel elles pouvaient déplacer le bois sur des dizaines de kilomètres. Au printemps, les rivières du Québec rural regorgeaient de billes flottantes que les draveurs dirigeaient jusqu’à leur destination finale.

photo : Un gros embâcle sur une rivière du Québec

Un gros embâcle sur une rivière du Québec, début du XXe siècle, Archives du Musée canadien de l’histoire, Q 2.1.16.LS

Leur travail ne s’arrêtait pas là : les draveurs préparaient d’abord les cours d’eau pour le flottage ; ils renforçaient les berges vulnérables ou pas assez fermes avec du bois et éliminaient les obstacles comme les roches à la main ou à la dynamite. Dans certains cas, il fallait construire des canaux de flottage ou « dalles » pour que les billes de bois contournent un grand obstacle, comme un barrage hydroélectrique. C’était un travail ardu; toutes ces manœuvres exigeaient des bras forts, des pieds agiles et, bien évidemment, une bonne paire de bottes.

Aujourd’hui, la grande majorité du bois à pâte se rend à destination par camion. L’institution de la drave, autrefois si importante pour l’industrie, est désormais chose du passé. Pourtant, si vous tendez bien l’oreille, vous entendrez peut-être l’écho d’une chanson ou d’une mélodie traditionnelle, annonçant la période de l’année consacrée aux draveurs.

Ça commence au fond du lac Brûlé,
Alentour du huit ou dix de mai.

(…)

Sylvio danse et se déhanche,
Comme les dimanches, les soirs de chance,

Remous qui hurlent, planchers qui roulent,
Parfums qui saoûlent, reste debout.

 (La Drave, Félix Leclerc)

On pourrait par ailleurs imaginer le bonheur que ressent « de la tête aux pieds » une jeune fille de la paroisse pour qui rien ne ferait plus plaisir que de valser avec un draveur lorsqu’un soir il vient au village.

For he goes birling down and down white water
That’s where the log driver learns to step lightly
Yes, birling down and down white water
The log driver’s waltz pleases girls completely

(Log Driver’s Waltz, Kate et Anna McGarrigle)