Introduction

Les timbres-poste, estime-t-on souvent, en disent long sur l'histoire et la culture d'un pays. Pierre Berton, par exemple, a pu écrire que « tous les événements marquants » de l'histoire canadienne « y sont relatés en miniature »1. En y regardant de près, on constate qu'en général les timbres-poste témoignent d'une lecture sélective de l'identité collective, que certains événements y ont été l'objet d'une grande attention alors que d'autres ont été négligés. Dans une récente étude sur les processus publics de commémoration, John R. Gillis soutenait que les éléments identitaires et les souvenirs officiels sont socialement structurés et s'enracinent dans de complexes relations de classe, de sexe et de pouvoir, déterminant, en définitive, les événements qui sont retenus et ceux qui tombent dans l'oubli. Plusieurs groupes sociaux - les ouvriers, les minorités, les jeunes, les femmes - ont ainsi été longtemps exclus de la mémoire collective2.

En règle générale, les timbres-poste ont occupé jusqu'ici une place négligeable dans la hiérarchie des valeurs culturelles modernes et, curieusement, les historiens n'ont jamais vraiment prêté attention à cette forme largement répandue d'iconographie publique3. En 1947, pourtant, l'artiste canadien Charles Comfort décrivait déjà le timbre-poste comme « un instrument privilégié de publicité nationale discrète ». « Les messages véhiculés par les timbres, écrivait-il, ont une très grande portée. Un timbre habilement conçu fait beaucoup plus que simplement indiquer que l'expéditeur a acquitté le taux réglementaire de l'affranchissement. Il transmet au destinataire - compatriote ou étranger - un certain message sur la personnalité, les valeurs et les préoccupations du gouvernement du moment dans le pays qui l'a émis4. » En fait, comme l'ont indiqué des spécialistes de l'histoire sociale, si l'on considère les timbres comme un mode d'expression des « messages du gouvernement » à propos du pays, il faut se demander alors « quel genre de savoir est généré » par le contact avec les timbres et leur collection par des millions de personnes au pays et dans le monde5.

Notre analyse présente une modeste étude de cas sur la question de l'identité canadienne. Elle s'inscrit dans le cadre plus large de la question de la représentation du travailleur dans l'histoire canadienne, en général, et dans la culture publique, en particulier6. Elle contribue également à la réflexion naissante sur les images du travail dans la culture visuelle au Canada. Des chercheurs, dont Rosemary Donegan, ont mis en lumière l'existence d'une iconographie du travail issue d'artefacts culturels spécifiques, produits par des syndicats ouvriers et, d'une manière plus générale, des œuvres exécutées par des artistes canadiens7. Dans le cas présent, cependant, nous nous intéressons plutôt à une forme de culture officielle véhiculée par l'État qui, à cette fin, fait souvent appel à des artistes travaillant au sein des industries graphiques, même si, depuis les années 1950, on a eu recours aussi à des créateurs de talent, tels Emanuel Hahn, Charles Comfort et A. J. Casson8.

Traditionnellement, le choix des sujets et des dessins devant figurer sur les timbres canadiens était l'apanage du ministre responsable des Postes. Depuis 1969, ces décisions relèvent, en bonne partie, d'une structure plus formelle : le Comité consultatif sur les timbres-poste, composé de représentants associés aux domaines des arts visuels, de la philatélie et, parfois aussi, d'historiens. Le comité examine les propositions provenant de diverses sources, y compris des membres du public, et, une fois l'an, soumet ses recommandations au conseil d'administration de la Société canadienne des postes. Les lignes directrices de la politique, qui sont de nature très générale, énoncent que les timbres doivent « inculquer dans l'esprit et dans le cœur de tous les Canadiens un sentiment de fierté pour leur pays » et « être d'un intérêt populaire pour de larges segments de la population canadienne ». Les timbres-poste doivent également « évoquer l'histoire, les traditions, les réalisations et le patrimoine naturel du Canada », commémorer « des personnes décédées, généralement reconnues pour leur contribution exceptionnelle au Canada » et « illustrer la vie sociale, culturelle et économique du Canada »9.

Ce qui a également soulevé, en partie, la question que nous débattons, c'est l'illustration placée en tête du chapitre de Greg Kealy sur l'histoire ouvrière, dans le manuel Writing About Canada, publié en 1990 par Prentice-Hall10. Dans ce recueil, chacun des nouveaux chapitres est orné d'un timbre-poste canadien. Ainsi, une timbre montrant les Pères de la Confédération (1917) (#135) apparaît à la première page du chapitre que Reg Whitaker a rédigé sur la politique. Pour le chapitre consacré au travail, le maquettiste a choisi un timbre de 1957 (#372), célébrant l'Union postale universelle, un organisme international qui s'était réuni à Ottawa cette année-là11.

Canada Scott 372
Timbre reproduit avec la permission
de la Société canadienne des postes
 
Timbre : Canada Scott 372

Si l'on considère que ce timbre n'était pas représentatif du sujet à l'étude, y avait-il d'autres choix possibles? Parmi les quelque 1 500 timbres-poste émis au Canada depuis le 19e siècle, combien reconnaissent la contribution des travailleurs à l'évolution du Canada? Bref, que peuvent nous apprendre les timbres-poste sur le rôle des travailleurs dans l'histoire de ce pays?

Notre étude a permis de constater la présence d'ouvriers et d'ouvrières sur un grand nombre et une grande variété de timbres-poste. Dans la majorité des cas, cependant, ils y apparaissent à titre de figurants par rapport au sujet premier de l'illustration. C'est pourquoi notre étude traitera d'abord du principe de l'exclusion. Nous examinerons ensuite ce que nous pourrions appeler « le principe de l'inclusion » qui, à notre avis, s'apparente plutôt à un principe de subordination ou de marginalisation. Enfin, nous analyserons une catégorie plus restreinte dans laquelle prime le principe de la reconnaissance, c'est-à-dire là où la présence de la classe ouvrière est plus explicitement reconnue. Dans cette catégorie se retrouvent à peine quelques timbres célébrant des organisations ouvrières, des dirigeants syndicaux et l'histoire de la vie ouvrière. En outre, nous avons jugé à propos de faire une comparaison entre ce qui se fait en Grande-Bretagne, en France, en Australie et aux États-Unis sur le sujet et ce qui se fait au Canada. Nous concluons en formulant quelques suggestions qui pourraient être prises en considération dans le cadre de ce volet de la politique culturelle.
 

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