Les difficultés posées par les voyages en Arctique

Navire


Les expéditions menées par Frobisher étaient plus ardues et dangereuses qu'on ne peut le comprendre aujourd'hui. Ce n'est pas sans raison que la reine Élisabeth attribua le nom de « côte inconnue » à la région visitée par la première expédition, car on savait beaucoup moins de choses sur cette région du monde qu'on n'en savait sur la lune lorsque les astronautes l'ont foulée pour la première fois. La forme et la superficie du soi-disant « Nouveau Monde », et particulièrement de ses régions septentrionales, étaient mal saisies. Légendes et conjecture fusaient quant à un passage par le nord-ouest qui permettrait de contourner l'obstacle séparant l'Atlantique et le Pacifique, mais les représentations cartographiques étaient vagues, théoriques et peu fiables.

Comme la tradition cartographique n'existait pas en Angleterre, force était de s'en remettre à des cartes et à des globes d'origine étrangère. Comme ces objets coûtaient très cher, peu d'Anglais avaient étudié la géographie, Michael Lok faisant exception à la règle. Les cartes consultées par Frobisher étaient probablement celles qui ont été réalisées au cours des années qui ont immédiatement précédé son premier voyage, notamment par Mercator (dont la carte était fondée en partie sur une carte antérieure dessinée par Zeno) et par Ortelius. De plus, une carte fut dessinée par William Borough expressément en prévision du premier voyage, afin de réunir tout ce que l'on savait - ou supposait - au sujet de l'Atlantique nord. Les parties laissées en blanc devaient être remplies par Frobisher ou Hall lorsque les coordonnées auraient été relevées.

Peu d'Anglais avaient navigué au-delà des eaux côtières de l'Europe. Les explorations océaniques avaient essentiellement été effectuées par les Espagnols et les Portugais, qui avaient une connaissance supérieure des techniques de navigation maritime et qui avaient résolu les difficultés posées par la navigation en inventant une méthode scientifique de calcul de la latitude. Par contre, dans les eaux septentrionales souvent prises par le brouillard ou la bruine, les observations indispensables pouvaient s'avérer difficiles. Le calcul exact de la longitude était au-delà des capacités scientifiques du XVIe siècle. Pour cette raison, il était pratiquement impossible de prévoir un itinéraire précis au cours d'un voyage dans le nord-ouest, qui supposait que l'on franchirait des lignes longitudinales. Même pour estimer la position d'un navire, il fallait prendre des mesures précises et répétées de la direction (avec une boussole qui n'était pas insensible aux variations magnétiques) et de la vitesse du navire. La vitesse était également difficile à calculer parce que les navigateurs ignoraient pratiquement tout de l'effet des courants océaniques, qui pouvaient ralentir les navires ou les pousser plus rapidement. Le tout devait être encore plus difficile lorsque la mer était agitée ou lorsqu'il faisait mauvais. Le risque d'erreur était énorme et beaucoup de choses dépendaient de la compétence et de l'expérience des pilotes et de capacités d'improvisation judicieuses lorsque les conditions étaient incertaines.

Les navires anglais, quoique solides et bien construits, n'étaient pas conçus pour les eaux agitées et bloquées par les glaces de l'Arctique. Le fait que peu de navires aient été perdus au cours des trois voyages témoigne de la compétence et du courage de leurs équipages. Les coques des navires n'étaient pas renforcées pour résister aux glaces flottantes; les équipages suspendaient des planches, de la literie ou d'autres matériaux par-dessus bord en guise de protection improvisée et repoussaient les amas de glace avec des rames, des piques et des perches. En 1576, le Gabriel fut renversé par une violente tempête, mais l'intervention rapide de l'équipage permit de le redresser. L'année suivante, le même commandant et le même maître d'équipage furent emportés par une vague qui s'abattit sur le pont, en dépit des cordages de sécurité qui avaient été passés autour du bateau, à hauteur de poitrine. Le gouvernail de l'Aid fut brisé, contraignant les marins à plonger dans l'eau glacée pour le réparer. En 1578, certains navires furent provisoirement pris dans les glaces et les poutres intérieures furent brisées par la pression. Si ces navires avaient sombré, les hommes n'auraient pas survécu longtemps dans les eaux froides et agitées. C'est à la même époque que le Dennis percuta un iceberg; heureusement, l'équipage fut secouru avant que le navire ne coule.

Les équipages devaient souvent être épuisés par le dur travail physique et la fatigue mentale causés par les voyages. Ils n'avaient même pas de répit après avoir atteint la terre, puisqu'ils devaient alors s'affairer à extraire le minerai du sol rocailleux et gelé et à le charger dans les navires. Dans ces circonstances, le peu d'expérience que l'on avait de l'organisation d'expéditions dans l'Arctique joua encore : la quantité de provisions chargée à bord avait été déterminée en fonction des besoins de santé et d'apports énergétiques quotidiens, mais le régime prévu était insuffisant compte tenu de la dépense physique énorme exigée des hommes et des conditions environnementales difficiles. Au cours du troisième voyage, des provisions furent perdues lorsque des barriques mal empilées furent endommagées pendant les tempêtes et lorsqu'un équipage perdit courage et reprit le chemin de l'Angleterre en douce, emportant avec lui une bonne partie des provisions prévues pour l'expédition. Moins de 10 p. 100 des participants moururent lors de ce voyage, quoique bon nombre d'entre eux rentrèrent en Angleterre infirmes à cause du travail de forçat qu'ils avaient effectué ou victimes de gelure ou de scorbut.

Burial at Sea Un enterrement maritime (1580)
 
Photographie : Ben May
 

Considérant le danger que suppose la traversée de l'Atlantique par une expédition formée de centaines d'hommes à bord de navires en bois relativement petits, sans connaissance précise des techniques de navigation, de leur destination et des conditions qu'ils trouveraient à leur arrivée, il faut souligner que c'est grâce à la compétence des équipages, sans oublier le courage et les qualités de chef de Frobisher, que les flottilles ont survécu à l'expérience et sont rentrées au pays.



MenuCrédits