Le 5 mars, le président des États-Unis recevait ce mémorandum secret de son conseiller à la sécurité nationale :
« Au début du mois de mars, le premier ministre du Canada […] initiera une nouvelle tournée des capitales européennes […] Le but […] est de jeter les fondations d’un lien plus étroit avec les pays de la Communauté européenne, dans le cadre de son programme visant à affirmer “l’indépendance économique” du Canada par rapport aux États-Unis et à établir une identité nationale distincte pour le Canada. C’est une confirmation des développements dans les relations américano-canadiennes depuis votre rencontre […] avec le premier ministre à Washington. Depuis, le gouvernement canadien – tant dans ses déclarations que dans ses gestes – a clairement réitéré son intention de diminuer la vulnérabilité et la dépendance du Canada par rapport aux États-Unis, particulièrement dans la sphère économique, mais aussi dans les domaines politiques et de la sécurité. »
Cette note adressée au président américain témoigne des tentatives du gouvernement canadien de relâcher l’étreinte de son voisin. Ne résume-t-elle pas l’actualité courante?
Oui… et pourtant non : elle date en fait du 5 mars 1975. Le président n’est pas Donald Trump, mais Gerald Ford; son conseiller est Henry Kissinger; et le premier ministre canadien est Pierre Elliott Trudeau, non pas Mark Carney.
Ce mémo, dont le texte demeure pertinent, date donc d’un demi-siècle. Il illustre un aspect saisissant des relations entre le Canada et les États-Unis. Depuis la Déclaration d’indépendance américaine, en 1776, et même avant, les enjeux qui préoccupent les deux nations n’ont guère changé. Qu’il s’agisse de commerce ou de défense, comme dans le document ci-dessus, ou de la frontière, des mouvements de population et des influences culturelles, les mêmes constantes marquent nos rapports depuis 250 ans.

Teeshirt antiaméricain, « Made in Canada » (Fabriqué au Canada), vers 1970.
Musée canadien de l’histoire, 86-5. Don d’Andrea Klymasz.
Le commerce
Les disputes concernant le protectionnisme ou le libre-échange ne datent pas de 2025, ni même de 1975. Elles remontent à la genèse des deux pays. De part et d’autre, légitimement, chacun vise la prospérité. Mais comment? De 1854 à 1866, avant même la Confédération, un premier traité de réciprocité a uni le Canada et les États-Unis. Par la suite, les gouvernements se sont adonnés à un tango autour des droits de douane. En 1879, le premier ministre canadien John A. Macdonald s’est résigné à adopter la Politique nationale, protectionniste, après avoir échoué à raviver le libre-échange avec les États-Unis. Trente ans plus tard, un autre premier ministre, Wilfrid Laurier, est passé à un cheveu de conclure une entente avec le président Howard Taft, avant d’être désavoué aux élections.
Dans les années 1960 et 1970, une fierté patriotique s’affirmait au Canada, non sans rappeler celle d’aujourd’hui. On dénonçait la toute-puissance économique et militaire des États-Unis. Ce sentiment était net dans la jeunesse et les milieux progressistes, mais il s’exprimait aussi au sein du gouvernement. Comme le conseiller Kissinger le rappelait, le premier ministre Pierre Trudeau multipliait les tentatives de réduire l’influence américaine. Parallèlement, d’autres voix canadiennes réclamaient une meilleure intégration des deux économies.
Ce débat concernait l’âme, l’identité du pays autant que son portefeuille. C’est finalement en 1988 que les deux pays ont choisi la voie de la convergence économique, par l’Accord de libre-échange conclu sous l’égide du premier ministre Brian Mulroney et du président Ronald Reagan.

Assiette commémorant la nouvelle liaison d’United Air Lines vers Toronto (et le Canada), 1967.
Musée canadien de l’histoire, 2009.4.213. Collection Auguste Vachon.
La défense
De même que le commerce, les questions militaires ont toujours constitué un sujet sensible dans nos rapports bilatéraux. Il faut dire que les choses ont mal commencé! À peine constitués, les États-Unis ont envahi le Canada en 1775, prenant brièvement Montréal et passant près de s’emparer de Québec.
De 1812 à 1814, une autre guerre a mis aux prises la jeune république américaine, la Grande-Bretagne et le Canada. L’affrontement s’est terminé par un match nul, mais est demeuré longtemps en mémoire. Tant l’hymne national américain, The Star-Spangled Banner, que le chant martial canadien-anglais, The Maple Leaf Forever, évoquent la Guerre de 1812.

La bataille de Queenston Heights [1812], estampe de John David Kelly, 1896.
Musée canadien de la guerre, 19970051-001. Don de Russell Copeland Moses, CD.
Le passage des années a apaisé les rapports de défense entre les deux pays. Au sein des états-majors, les derniers plans – virtuels, heureusement – d’invasion réciproque ont été abandonnés dans les années 1920. Le Canada et les États-Unis se sont transformés en alliés indéfectibles.
Rien ne le symbolise mieux que l’amitié entre le premier ministre William Lyon Mackenzie King et le président Franklin D. Roosevelt. Dans le contexte alarmant de la Seconde Guerre mondiale, l’accord d’Ogdensburg, en 1940, a resserré les liens. Le Canada et les États-Unis s’y engageaient à une défense mutuelle permanente. La visite officielle de Roosevelt à Ottawa, en 1943, où l’ont acclamé 30 000 personnes, est venue concrétiser cette alliance. Par la suite, la signature du Canada au traité de l’Atlantique Nord en 1949 et son adhésion au Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) en 1958 ont raffermi les liens militaires.

Le gouverneur général du Canada, Lord Athlone, le président américain Franklin D. Roosevelt, le contramiral américain Wilson Brown et le premier ministre canadien W. L. Mackenzie King devant la Tour de la Paix, Ottawa, 25 aout 1943.
Musée canadien de la guerre, 19920085-1328.
Un autre chef d’État américain, en visite à Ottawa en 2023, a eu ces mots chaleureux à l’endroit du Canada :
« Je vous dis ceci du fond du cœur, nous sommes plus que des voisins. Nous sommes plus que des partenaires, nous sommes plus que des amis. Nous sommes plutôt comme une famille. »
Ce président – Joe Biden – disait la vérité. Au fil du temps, les deux pays ont évolué dans le sens d’un excellent voisinage, d’un partenariat fiable, d’une amitié politique, et même – pourquoi pas? – d’un esprit familial. Mais comme nos 250 ans d’histoire commune le démontrent, toute famille éprouve, à l’occasion, ses déchirements.
Pour en savoir plus :
« Memorandum from the President’s Assistant for National Security Affairs (Kissinger) to President Ford, Washington, March 5, 1975 ». Texte complet de l’analyse adressée par le conseiller Henry Kissinger au président américain Gerald Ford. Version d’origine : Gerald R. Ford Presidential Library, Grand Rapids, MI. Version en ligne : Office of the Historian, State Department. (En anglais seulement).

Xavier Gélinas
Xavier Gélinas est conservateur en histoire politique au Musée depuis 2002. Il a inauguré la collection liée à l’histoire politique canadienne et continue de l’enrichir par des objets et des documents.
Lire la notice biographique complète de Xavier Gélinas