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Contes populaires et structure sociale : L’exemple des Chinois de Montréal

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Contes populaires et structure sociale : L’exemple des Chinois de Montréal – Page 1

CONTES POPULAIRES ET STRUCTURE SOCIALE : L’EXEMPLE DES CHINOIS DE MONTRÉAL

Ban Seng Hoe
Conservateur, Programme de l’Asie de l’Est et du Sud-Est
Études culturelles
Musée canadien des civilisations

Ce texte a d’abord été présenté en 1977 à la réunion annuelle de l’Association canadienne d’ethnologie et de folklore à l’Université du Nouveau-Brunswick, à Fredericton. Une version révisée est parue sous forme d’article dans Canadian Folklore: Folktales in Canada / Folklore canadien : Le conte populaire au Canada, vol. 1, nos 1-2 (1979).

Toute tradition folklorique, lorsque transplantée, traversera une période de tensions et de changements dans son nouvel environnement social. D’après une étude générale sur la culture populaire des Chinois de Montréal, menée au cours de l’été 1976-1977, les conditions politiques, culturelles et socioéconomiques de la société dominante influencent la transmission et la préservation d’une tradition culturelle, car elles agissent sur les structures à la fois familiales et communautaires qui fondent cette tradition. Autrement dit, sans communauté, nul appui pour maintenir les traditions, et sans famille, nulle base pour que les parents transmettent les traditions aux enfants. Cela est particulièrement vrai pour les contes populaires dont la transmission exige une tradition orale tant communautaire que familiale. Le présent document traite de l’influence qu’ont la communauté et l’ordre social dominant sur la préservation et la transmission des contes populaires.

Les Chinois de Montréal : une vue d’ensemble


Les Chinois arrivent à Montréal avant les années 1880 et s’installent autour du port et de la gare. Peu à peu, le secteur prend de l’expansion, puis devient le quartier chinois actuel, délimité à l’ouest par la rue Jeanne-Mance, à l’est par la rue Saint-Laurent, au nord par le boulevard Dorchester (aujourd’hui René-Lévesque) et au sud par la rue Saint-Vitre.

D’après des articles de journaux, la première « colonie chinoise » de Montréal ne compte que 30 membres (Montreal Star, 1er juillet 1888). Ce nombre augmente à 500 en 1894 (Montreal Gazette, 29 octobre et 21 décembre 1894), à 700 en 1902 (Montreal Gazette, 24 février 1902) et à 800 en 1904 (Montreal Gazette, 12 février 1904).

Beaucoup de Chinois arrivent après l’achèvement de la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique en Colombie-Britannique. Montréal sert également de lieu de transit important pour les Chinois qui désirent se rendre aux Antilles, au Mexique et aux États-Unis. Selon le quotidien The Montreal Gazette, 125 voyageurs chinois passent par Montréal le 4 juillet 1900 et 250, le 21 mai 1902.

Selon le recensement canadien, Montréal passe de 1608 Chinois en 1921, à 1705 en 1931, à 1884 en 1941, à 1272 en 1951, à 3998 en 1961 et à 10 655 en 1971. Toutefois, selon une estimation faite par les Chinois eux-mêmes, leur nombre à Montréal en 1976-1977 s’établit à environ 25 000, avec plus de 3000 familles.

La première colonie chinoise est une communauté très unie, regroupant surtout des hommes, car la loi sur l’immigration restreint l’entrée des épouses et des enfants. Pour vivre ensemble, ils ont besoin d’une structure sociale capable de régir leur vie communautaire et leurs problèmes internes. Ils créent donc des associations selon les critères traditionnels de lignage, de patronyme, de dialecte et d’origine géographique. Ces associations offrent habituellement protection mutuelle, avantages communs et sécurité sociale. Parmi les principales associations patronymiques, mentionnons les Huang, les Lee, les Yee et les Tan. En 1976-1977, Montréal compte plus de dix associations patronymiques.

Avant 1895, les missionnaires protestants débutent leur œuvre au sein de la communauté chinoise. Ils fondent la Montreal Chinese Mission (Montreal Gazette, 24 janvier 1898) et la Chinese Christian Endeavour Society pour favoriser leur travail auprès des « natifs du Royaume fleuri » (Montreal Star, 23 octobre 1900). Le Chinese Young Men’s Christian Institute voit le jour en 1910 pour répondre aux besoins éducatifs et récréatifs des jeunes Chinois.

Pour leur part, les catholiques œuvrent auprès des Chinois avant 1904 (Montreal Gazette, 25 novembre 1904) et fondent officiellement une mission catholique chinoise en 1922. Avec l’aide des religieuses affectées à la mission, la communauté chinoise met sur pied son propre hôpital qui, aujourd’hui, est devenu une installation moderne.

La vie des premiers immigrants chinois est très ardue. La majorité travaille de longues heures dans des blanchisseries et certains autres dans des restaurants de chop suey. Selon le Montreal Star, en 1888, Montréal compte 12 blanchisseries (19 août 1888), alors qu’en 1894, leur nombre s’élève à 70 (Montreal Gazette, 13 juin 1894). En 1901, il existe « beaucoup de blanchisseries chinoises sans permis » (Montreal Gazette, 11 janvier 1901). D’après Jack Wong (entrevue de 1976), de 1910 à 1920, environ 60 blanchisseries ont pignon sur rue, puis en 1920, on en compte jusqu’à 800. Plus de 80 % des Chinois dépendent de cette « affaire d’empois et de repassage » pour gagner leur vie (Montreal Gazette, 24 avril 1900).

Fondée en 1918, la Chinese Benevolent Association a pour objectif d’assurer protection mutuelle et bien-être à tous les Chinois de la ville, peu importe leur patronyme ou leur affiliation religieuse et politique. Elle déclare être une organisation cadre représentant toutes les personnes d’origine chinoise.

Le Parti réformiste est le tout premier parti politique chinois de Montréal. Il vise à préserver la monarchie mandchoue et à réformer les systèmes politique et socioéconomique de la patrie. Constitué avant 1896 (Montreal Gazette, 29 août 1896), il réussit, à un certain moment, à recueillir 20 000 $ en dons au Canada (Montreal Gazette, 6 mars 1902). Formé en 1903, le Chih Kung Tang (surnommé plus tard les Francs-maçons chinois) s’oppose au Parti réformiste. Ses objectifs sont de combattre les Mandchous et de restaurer les Ming. Ces divergences politiques engendrent des conflits communautaires internes au tournant du XXe siècle. En 1911, lorsque les Mandchous sont renversés, le Parti réformiste perd son pouvoir. Cette même année, la Ligue nationale établit une section à Montréal. Plus tard, les différences politiques entre le Parti national du peuple et les Francs-maçons provoqueront des divisions dans la communauté.

De la Seconde Guerre mondiale à la reconnaissance de Pékin par le gouvernement canadien en 1970, il semble que le Parti national du peuple (appelé aussi Kuomintang) contrôle la Chinese Benevolent Association (CBA), situation qui déplaît aux Francs-maçons et aux autres organisations sympathiques au régime de Pékin. En 1973, on forme alors le Montreal Chinese Community Council (MCCC), qui réunit les Francs-maçons et quelque treize autres organisations. La CBA aussi bien que le MCCC prétendent représenter la communauté chinoise et présentent des demandes de subvention et des projets en son nom. Les trois paliers de gouvernement exigent alors des Chinois qu’ils se réorganisent afin de parler d’une seule voix. Fondé en 1976, le Centre uni des Chinois de Montréal comprend, à un certain moment, plus de 56 organisations, y compris le MCCC. Le Centre uni suit principalement le modèle organisationnel traditionnel. Bien qu’il se déclare apolitique et areligieux, il regroupe le Kuomintang, les Francs-maçons, des organisations apparemment gauchistes et toutes les églises chinoises. De plus, les cinq postes de direction sont répartis également entre les membres dits neutres, de droite et de gauche. Il semble que le Centre uni, en raison de sa structure complexe, ait engendré davantage de dissensions que de solutions aux problèmes. Toutefois, il réussit à organiser le Festival de la lune d’automne en 1978.

Les changements aux lois de l’immigration dans les années 1950 et 1960 influent sur la structure de la communauté. Les familles, depuis longtemps séparées, se voient réunies, et davantage de professionnels et de diplômés chinois entrent au pays. Plusieurs organisations basées sur les modèles occidentaux, telles la Montreal Chinese Cultural Society, la Chinese Medical Society et la Chinese Arts Association, sont mises sur pied pour répondre aux divers besoins culturels. En outre, l’augmentation de la population entraîne l’établissement des églises chinoises baptiste, Gospel, Alliance et pentecôtiste.

Pour les membres de la communauté chinoise de Montréal, les associations constituent un réseau de relations sociales dans lequel ils peuvent vivre leur culture. Aujourd’hui, ils sont dispersés dans toute la ville et pratiquent presque tous les genres d’occupation. Leurs styles de vie ne correspondent plus aux stéréotypes traditionnels de blanchisseurs et de travailleurs dans un restaurant. Avec l’accès aux possibilités socioéconomiques de la société dominante, les Chinois participent à toutes les formes de la vie socioculturelle, ce qui modifie certainement la nature de la culture folklorique qu’ils préservent.

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Les contes populaires et la communauté


Comme en témoignent les aînés interrogés sur leur vie, la plupart des premiers immigrants doivent faire face à la ségrégation sociale et à la discrimination raciale. Ils ont donc tendance à se tourner vers leur communauté pour obtenir confort et sécurité. Les institutions communautaires servent de mécanismes d’adaptation pour contrer la réaction anti-orientale. Ces institutions sont basées sur les valeurs paysannes : confiance, mythologie, légendes ancestrales et croyances folkloriques. Le respect mutuel et le bouche-à-oreille permettent de conclure ententes et sanctions informelles, et la réprobation sociale sanctionne les violations.

Pour consolider l’identité et la solidarité du groupe, on organise des festivals communautaires, comme ceux de l’anniversaire des ancêtres, du printemps, du ching ming et du bateau-dragon. Ces fêtes sont une occasion de raconter les contes populaires associés à ces traditions communautaires. Il n’est donc pas étonnant que la majorité des contes populaires recueillis auprès des premiers immigrants, arrivés au tournant du XXe siècle ou avant la loi d’immigration chinoise proclamée en 1923, évoquent ces traditions communautaires. Dans la communauté montréalaise, il n’y avait pas de tradition orale comme en Chine. La plupart des premiers arrivants, devant lutter pour leur survie, n’avaient pas le temps de se réunir pour des loisirs.

Les membres des associations patronymiques se rappellent très bien des récits sur les ancêtres, ces histoires habituellement transmises lors de la célébration des anniversaires ancestraux et de la journée de fondation de l’association. En voici quelques exemples.

(1) L’association patronymique Huang reconnaît Huang Shiang Kung comme son ancêtre, un célèbre lettré de la dynastie Han. Selon Jack Wong (entrevue de 1976), Huang était un garçon brillant, obéissant et bien élevé. « Sa piété filiale était connu de tous. Il prenait bien soin de ses parents. À l’été, il éventait leur lit pour le rafraîchir, et en hiver, il le réchauffait. Tous les Huang devraient suivre son exemple. »

(2) L’association Chao Lun Kung So de Montréal regroupe des personnes de cinq patronymes. On raconte que les ancêtres de quatre des cinq patronymes sont frères, soit les Hsieh, les Hsü, les T’an et les T’an, alors que la famille Yuan est parente par gratitude et amitié. Voici deux versions de cette légende :

(i) À l’époque où le Nord de la Chine est constamment envahi par des guerriers barbares, quatre frères décident de migrer dans différentes régions chinoises afin de préserver la lignée familiale. Ils choisissent alors d’utiliser le mot Yen comme marque d’identité commune dans leurs nouveaux patronymes de Hsieh, Hsü, T’an et T’an. Un jour, l’un des frères est impliqué dans une bagarre. Il est presque tué, mais une personne dont le patronyme est Yuan le sauve. Plus tard, les autres frères apprennent cette histoire, et finissent par considérer les Yuan comme faisant partie de leur famille. Cet engagement familial est depuis lors respecté de génération en génération. (H. Hum, entrevue de 1976)

(ii) Mécontent de la bureaucratie, le célèbre lettré chinois, Chiang T’ai Kung, décide de retourner dans son village pour s’y retirer. Toutefois, il avait offensé une famille puissante qui jura de tuer tous les membres de sa famille. L’un de ses fils, âgé de cinq ans et très astucieux, est absent quand l’armée vient massacrer sa famille. Sur le chemin de son retour à la maison, l’enfant a un mauvais pressentiment et se rend dans le village voisin, chez des amis de son père, les Yuan. L’armée le poursuit. Le garçon arrive à la maison des Yuan à l’heure du dîner. Il explique son péril. Madame Yuan le prend rapidement sur ses genoux et lui donne à manger comme s’il était son propre fils. Puis, l’armée arrive et interroge la famille qui prétend ne pas connaître l’enfant. Contrariée, l’armée s’en va et la vie de l’enfant est épargnée. Il grandit donc dans la famille Yuan. Plus tard, il se marie et engendre quatre fils. Malgré toutes ces années, l’armée le recherche toujours. Alors, il demande à ses fils de migrer aux quatre coins de la Chine et d’utiliser des patronymes différents comme moyen de protection, mais avec une marque d’identité commune. Le mot Yen est choisi; et les quatre fils s’appellent Hsieh, Hsü, T’an et T’an. Ils considèrent les Yuan comme leur famille adoptive. Les fils se font un devoir de porter secours, en tout temps et en tout lieu, à tout membre de la famille qui serait en détresse. (C. Hsieh, entrevue de 1977)

(3) L’association Lung Kang Kung So réunit des membres dont les patronymes sont Liu, Kuan, Chang et Chao. Les Liu, Kuan et Chang, « frères de sang », sont respectés pour leur loyauté, leur sens du devoir, leur droiture et leur coopération. Le Roman des Trois Royaumes les célèbre tous comme des héros. La communauté chinoise de Montréal en connaît de nombreux épisodes et plusieurs versions. Cette diversité s’explique par la variété des sources et quelques oublis. Voici, comme exemple, l’un des épisodes :

Kuan Kung était un général connu pour sa droiture et sa loyauté. Au cours d’une bataille avec Ts’ao Ts’ao, chef du royaume ennemi, il est vaincu et fait prisonnier. Ts’ao, impressionné par les qualités du général, le traite bien et lui demande de servir son royaume. Toutefois, étant loyal à Liu, son frère de sang plus âgé, Kuan refuse l’offre de Ts’ao et rejoint Liu.

Plusieurs années plus tard, Kuan est appelé par son conseiller militaire, Chu Ko Liang, pour combattre Ts’ao. Sachant que Ts’ao avait bien traité Kuan, Chu demande la tête de Ts’ao si Kuan remporte la bataille; sinon, Kuan sera décapité à sa place.

Kuan part à la guerre et défait Ts’ao. En souvenir de la gentillesse et du bon traitement qu’il a reçu de Ts’ao, il laisse Ts’ao partir et se prépare à être décapité à son retour. Chu, impressionné par sa bonté et sa générosité, épargne « sa tête ». On dit que Chu, qui était un conseiller perspicace, savait par clairvoyance que Ts’ao ne mourrait pas dans la bataille. Il avait donc envoyé Kuan pour éprouver sa droiture et sa loyauté. (K. Cheong, entrevue de 1977)

La célébration du Festival du bateau-dragon aide à perpétuer la légende de Chü Yüan. Il en existe également plusieurs versions dont les détails varient légèrement. En voici une :

Célèbre poète érudit, Chü Yüan est loyal à son pays et à son empereur, mais le pays est faible et les fonctionnaires impériaux égoïstes et corrompus. Incompétent, l’empereur n’écoute pas son avis. Désespéré et déçu, Chü Yüan proteste en se noyant dans la rivière. Plus tard, les gens comprennent qu’il était un fonctionnaire loyal et honnête. Ainsi, pour célébrer sa mémoire, ils se rendent en bateau à l’endroit de sa noyade et y lancent du riz pour nourrir son esprit. Cependant, un poisson mange la nourriture. Depuis ce temps, les gens enveloppent le riz dans des feuilles de bambou qu’ils jettent dans la rivière. L’histoire rappelle à chacun de faire preuve de patriotisme. (G. Chan, entrevue de 1976)

La célébration du Festival de la lune aide également à préserver plusieurs versions de légendes, de mythes et de contes populaires. Parmi les contes recueillis, il y a la légende révolutionnaire du renversement des Mongols qui ont régné sur la Chine au XIVe siècle. À l’époque, des gâteaux de riz servent à cacher le message du soulèvement. Ainsi, le quinzième jour de la huitième lune, les gens se révoltent et renversent les envahisseurs mongols. (G. Chan, entrevue de 1976)

Comme on peut le constater, la survie de certains contes dépend de la vitalité des traditions culturelles à Montréal. Les changements d’après-guerre dans la structure de la communauté chinoise et l’augmentation des immigrants imposent aussi des changements aux traditions. Avec la désintégration graduelle de la communauté dans l’ordre social dominant et l’assimilation des jeunes et des membres éduqués, la fonction et la signification des traditions culturelles se transforment en conséquence. Ces traditions ne servent donc plus de divertissements ou d’outil de communication avec la société dominante. Par exemple, pour les associations basées sur le mode occidental, la célébration du Festival de la lune représente plutôt une occasion de manger des gâteaux de riz qu’un moment pour rappeler le renversement des Mongols. D’après les entrevues effectuées jusqu’ici, beaucoup de jeunes et de membres professionnels des associations ne connaissent pas les détails des contes populaires que recèlent ces festivals culturels. Parfois, il y a confusion étant donné que les conteurs ont tendance à amalgamer différentes histoires en une seule, particulièrement l’histoire de Chü Yüan et la révolte contre la dynastie Yuan.

D’après certains indicateurs, les gens se souviennent des contes populaires associés à leur occupation. Ainsi, les herboristes se rappellent les contes sur la médecine populaire; le personnel de restauration, surtout de restaurants en cœntreprise1, se souvient du Roman des Trois Royaumes, et les peintres et marchands de boutiques de cadeaux racontent des histoires sur la peinture.

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Les contes populaires et la famille



Parce que la loi de l’immigration chinoise (1923-1947) restreint la venue des femmes et des enfants, les premiers immigrants n’ont pas de vie de famille. Sans vie de famille, il est impossible de transmettre les traditions à la maison.

Selon le recensement canadien, Montréal compte 48 Chinoises en 1931; 200 en 1941; 259 en 1951 et 1507 en 1961. Par ailleurs, d’après une estimation des Chinois eux-mêmes, il y a tout au plus 30 familles chinoises avant la Seconde Guerre.

L’absence des femmes et des enfants indique une absence de traditions familiales, de récits pour enfants, de jeux, de rimes enfantines, de berceuses et de célébrations des traditions en famille. Qui plus est, on oublie vite les contes rapportés par les premiers immigrants qui n’ont pas l’occasion de les raconter à leurs enfants.

Certains contes populaires recueillis auprès d’aînées évoquent la fidélité et le dévouement marital. Ils mettent en valeur la patience et l’endurance. Certaines conteuses disent se les rappeler à cause des longues séparations qu’elles ont vécues avec leurs maris. En voici un exemple :

Ce conte décrit le dévouement marital entre époux. G. Chan (entrevue de 1976) raconte : « Il était une fois un étudiant qui se rend à Pékin pour passer un examen impérial. Il réussit l’épreuve avec grand honneur. Fort impressionné, l’un des fonctionnaires de la cour souhaite voir l’étudiant épouser sa fille. Le fonctionnaire demande alors à l’empereur d’être l’entremetteur. Cependant, Kao Wên Chü, l’étudiant, refuse, car il est déjà marié dans son village. Malgré cela, on lui ordonne d’épouser Wen Chin, la fille du fonctionnaire. Kao écrit alors une lettre à son épouse pour l’informer qu’il n’éprouve aucun amour pour Wen Chin. Malheureusement, la lettre tombe entre les mains de Wen Chin qui la réécrit. Dans sa nouvelle version, la lettre indique que Kao est remarié, qu’il a un fils et une fille, et qu’il demande à son épouse de ne pas perdre sa jeunesse et de chercher un nouveau mari.

La lettre parvient à Chen Chu, l’ex-épouse de Kao, qui n’en croit pas un mot. Elle décide alors de se rendre à Pékin pour en avoir le cœur net. Déguisée en chanteuse, elle chante jusqu’à Pékin. Elle trouve l’adresse de son mari, puis un jour, chante devant sa porte. Une servante sort de la maison et la prend en pitié. Plus tard, elle confie à la servante son intention de revoir son mari. Avec l’aide de la servante, le couple finit par se retrouver. Les époux s’enfuient, puis vivent heureux pour toujours.

Avec l’abolition de la loi d’immigration des Chinois, davantage de proches peuvent venir au Canada et les familles sont réunies. Certains contes recueillis dans des foyers sino-canadiens témoignent également de ces changements. Les récits de famille ne concernent plus la séparation des époux, mais racontent des événements familiaux plus réjouissants. En voici un exemple :

Un homme célèbre son anniversaire. À la fête, il demande à ses trois beaux-fils d’écrire un distique sur un rouleau de parchemin. Au meilleur ira la moitié de sa fortune, à une condition – le distique doit commencer et se terminer par le mot « homme ».

Le premier beau-fils écrit : « Un homme vous frappe, vous frappez un homme. »

Le deuxième beau-fils écrit : « Un homme vous réprimande, vous réprimandez un homme. »

Finalement, le troisième beau-fils, que tous considèrent comme un simple d’esprit, écrit : « L’homme à la face de voleur, le voleur à la face d’homme ».
Le beau-père applaudit et approuve le distique du troisième beau-fils. Il explique que les distiques des deux premiers beaux-fils sont plutôt ordinaires, alors que « L’homme à la face de voleur, le voleur à la face d’homme » décrit une profonde vérité de la vie quotidienne. Il remet alors la moitié de sa fortune à son troisième beau-fils. (A. Louie, entrevue de 1976)

Avec la naissance et l’éducation de plus d’enfants chinois au Canada, surgissent aussi des contes pour enfants. D’après une première cueillette de certains de ces contes auprès de familles éduquées et professionnelles, on remarque qu’ils traitent de la vie de certains grands hommes de l’histoire chinoise. Les récits mettent en valeur l’intelligence et le dur labeur. En voici quatre exemples :

(1) L’histoire du docteur Sun Yet-sen. Intelligent, Sun prend son travail très au sérieux. Il ne croit ni en Dieu ni à la superstition. Un jour, dans son jeune âge, il se rend au temple du village et frappe toutes les statues divines, puis explique aux villageois : « Si les dieux et les déesses ne peuvent se protéger eux-mêmes, comment vont-ils vous protéger? » (G. Chan, entrevue de 1976)

(2) L’histoire de Kung. Célèbre érudit de la dynastie Han, Kung sait se comporter et suit les règles de la politesse. Un jour, un panier de poires est offert aux membres de la famille. Il prend la plus petite. On lui demande alors pourquoi il n’a pas choisi la plus grosse? Il répond que les grosses poires sont pour les adultes et les petites pour les enfants. (T. Wong, entrevue de 1976)

(3) L’histoire de Wên Yen Po. Lettré de la dynastie Sung, Wên est patient et intelligent. Un jour, un groupe d’enfants jouent à la balle dans le champ. La balle tombe dans le trou d’un arbre. Aucun des enfants ne sait comment la récupérer sauf Wên qui, tranquillement, va chercher un seau d’eau qu’il verse dans le trou. La balle remonte alors aussitôt à la surface. (G. Chan, entrevue de 1976)

(4) L’histoire de Han Hsin. Han est un célèbre général militaire de la dynastie Han. Il était très pauvre dans sa jeunesse. Les gens avaient l’habitude de le bousculer. Un jour, un homme fort le confronte en lui disant : « Si tu as du courage, viens te battre avec moi; autrement, il vaut mieux que tu rampes entre mes jambes. » Sachant qu’il ne peut vaincre l’homme, Han obéit. Plusieurs personnes le considèrent comme lâche, sans toutefois reconnaître sa grande patience et son endurance. (G. Chan, entrevue de 1976)

Certains contes sont racontés aux enfants en anglais, car ils ne parlent ni ne comprennent le chinois. Cela pourrait faire problème dans l’avenir, comme le souligne une conteuse, car la transmission des contes en anglais ne leur permettra peut-être pas de saisir certaines des valeurs culturelles traditionnelles sous-jacentes.

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Conclusion



Le présent exposé indique clairement que la survie des contes populaires chinois à Montréal dépend des structures familiales et communautaires qui, à leur tour, sont influencées par l’évolution sociale. Les premières institutions communautaires ont une fonction significative dans la vie des premiers immigrants. Les contes populaires représentent l’une des forces culturelles qui soutiennent ces institutions, et leur préservation dépend donc des festivals communautaires et des traditions culturelles fonctionnelles. Après la Seconde Guerre mondiale, quand la communauté commence à se désintégrer, la signification et l’importance culturelles des festivals s’atténuent aussi. Les contes populaires ne servent plus au renforcement de la solidarité et de la cohérence du groupe. Ainsi, graduellement, les contes subissent des modifications. Déjà, en 1976-1977, on remarque que les contes populaires qui survivent sont moins descriptifs et plus courts. Le nombre de motifs et les styles de présentation sont effectivement touchés.

La plupart des premiers immigrants vivent seuls, car ils n’ont pas le droit de faire venir leurs épouses et leurs enfants en vertu de la loi d’immigration des Chinois. Par conséquent, peu de légendes familiales et de contes pour enfants sont transmis des parents aux enfants. Les changements d’après-guerre dans la composition démographique de la communauté chinoise et l’arrivée d’un plus grand nombre de proches favorisent la renaissance de la transmission des contes dans les familles. Toutefois, de nouvelles conditions sociales sont en place. Les forces sociales modernes et les problèmes de langue et de dialecte imposent eux aussi des changements aux contes. Les parents transmettent déjà certains contes à leurs enfants en anglais et dans une version condensée. Les générations futures transformeront peut-être les contes transplantés de Chine en versions sino-canadiennes.


Notes





  1. Dans mon essai, Chinese Community and Cultural Traditions in Quebec City, publié par le Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle, Ottawa, le 18 janvier 1979, j’ai examiné les rapports entre Le Roman des Trois Royaumes et les restaurants chinois.


Entrevues et références




  • Chan, G., entrevue, Montréal, 1976

  • Cheong, K., entrevue, Montréal, 1977

  • Hœ, Ban Seng, « Field report on the Chinese in Montreal », Ottawa, Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle, 1976

  • Hum, H., entrevue, Montréal, 1976

  • Hsieh, C., entrevue, Montréal, 1977

  • Louie, A., entrevue, Montréal, 1976

  • Wong, Jack, entrevue, Montréal, 1976

  • Wong, T., entrevue, Montréal, 1976


Montreal Gazette




  • Le 29 octobre 1894

  • Le 21 décembre 1894

  • Le 23 août 1896

  • Le 24 avril 1900

  • Le 4 juillet 1900

  • Le 11 janvier 1901

  • Le 24 février 1902

  • Le 16 mars 1902

  • Le 21 mai 1902

  • Le 12 février 1904

  • Le 25 novembre 1904


Montreal Star




  • Le 1er juillet 1888

  • Le 18 août 1888

  • Le 23 octobre 1900