Musée virtuel de la Nouvelle France

Activités économiques

Baleiniers basques

Les Basques s’adonnent à la chasse aux baleines dès le xie siècle, en exploitant d’abord celles qui s’échouent en nombre sur leurs côtes. Ils prennent ensuite la mer et, dès le début du XVIe siècle, commencent à fréquenter de façon régulière les côtes américaines, 20 ans environ avant la première expédition officielle financée par François Ier. Ils partent ainsi, chaque année, à la recherche du précieux cétacé considéré alors comme un poisson (on l’appelle d’ailleurs « poisson à lard » ou « crapois »). Sa viande et son lard sont en effet très prisés, et sa graisse sert à fabriquer l’huile utilisée pour alimenter les lampes. En 1534, Jacques Cartier rencontre plusieurs de ces pêcheurs basques lors de sa première expédition en Amérique du Nord, principalement dans le détroit de Belle-Isle, qui sépare l’île de Terre-Neuve du Québec et du Labrador.

Galions basques à l’ancre à Red Bay, Labrador

Galions basques à l’ancre à Red Bay, Labrador

Le présent article relate l’histoire de la pêche à la baleine telle que la pratiquaient les Basques. Après une description détaillée de l’évolution de cette pratique et des ressources que recèle le golfe du Saint-Laurent, on présente les lieux où les pêcheurs s’installaient, entre autres le site de Red Bay. L’auteur explique les techniques employées par les pêcheurs basques pour capturer le mammifère et leurs méthodes pour en tirer profit. Enfin, il décrit la vie quotidienne de ces hommes courageux qui débarquaient sur les côtes dès la fonte des glaces, pour en repartir lorsque revenait l’hiver.

La chasse à la baleine pratiquée par les Basques dans le détroit de Belle-Isle au XVIe siècle est un sujet qui éveille un formidable intérêt populaire pour plusieurs raisons : les baleines ont été chassées jusqu’à leur quasi-extinction; l’époque est oubliée ou peu ancrée dans les souvenirs; les Basques sont parfois considérés comme un peuple mystérieux en raison de leur langue non indo-européenne et de leur possible affiliation culturelle avec les premiers Européens d’après l’ère glaciale. Tous ces facteurs sont à l’origine de descriptions plus ou moins réalistes de la chasse à la baleine. En fait, l’époque de la chasse à la baleine ne fut pas réellement oubliée car dès 1613, Samuel de Champlain identifia le détroit de Belle-Isle comme l’endroit où les Basques chassaient la baleine. De plus, aux XIXe et XXe siècles, documents et études rappellent fréquemment l’entreprise des Basques. Quant au supposé mystère basque, il est en partie dû au fait que ce peuple jouissait d’une double identité, française et espagnole.

Les spécialistes de cette époque soulignent qu’il n’existe aucune preuve valable attestant de la présence des Basques dans les eaux de l’Atlantique canadien avant les premières décennies du XVIe siècle. De fait, les expéditions de Cabot, de Colomb et des pêcheurs de morue sont toutes antérieures à la venue des Basques. En revanche, les Basques furent parmi les plus efficaces, et certainement parmi les plus persévérants pêcheurs de morue le long des côtes de l’actuel Canada. Ils furent aussi d’excellents chasseurs de baleines et ils étaient les seuls dans ces eaux au XVIe siècle. Enfin, ils furent en contact étroit avec les populations indigènes.

Le Pays basque chevauchait la France et l’Espagne, mais seules ses trois plus petites provinces étaient sous l’administration de la France ( Labourd, Basse-Navarre et Soule). Les provinces les plus engagées tant dans la pêche que dans la chasse à la baleine furent les provinces côtières : Biscaya et Guipúzcoa, en Espagne, et Labourd, en France. Le port de Bayonne, à la frontière entre le Labourd et la Gascogne au nord, joua un rôle important dans les deux industries, tout comme le plus petit port de Saint-Jean-de-Luz.

La chasse à la baleine à la fin du Moyen Âge

Les origines de la chasse européenne à la baleine remontent à l’âge mésolithique, il y a de nombreux millénaires. Au Moyen Âge, la chasse à la baleine revêtait pour les villes côtières du Pays basque une importance à la fois culturelle et économique qui se reflétait dans les sceaux des villes. Au XVIe siècle, les Basques pouvaient reconnaître environ huit espèces de baleines. Dans le golfe de Gascogne, ils chassaient principalement la baleine noire de l’Atlantique Nord, qu’ils appelaient sarda ou baleine grégaire, parce qu’elles se regroupaient en bancs. La désignation anglaise (right whale) rappelle la préférence des baleiniers pour l’espèce : c’était la « bonne » (right) baleine à chasser parce qu’elle nageait lentement, était facile à capturer – contrairement au rorqual à bosse, au petit rorqual et au rorqual bleu –, et flottait une fois morte, un avantage certain avant l’invention de treuils et de lignes suffisamment puissants pour haler une baleine des profondeurs de l’océan. Ils chassaient également la baleine grise (otta sotta), désormais disparue de l’Atlantique.

À l’aube du Moyen Âge, les habitants du Labourd avaient leur propre méthode de chasse. Une fois les proies repérées depuis les tours de guet en pierre, dites atalayas, situées le long de la côte, les chasseurs mettaient leurs bateaux à la mer et partaient à la poursuite des baleines. Le nombre de prises s’élevait à environ une centaine de baleines par année. Cette chasse dans l’Atlantique canadien du XVIe siècle représentait donc une nouvelle entreprise, même pour les Basques, puisqu’il s’agissait de la première chasse commerciale à la baleine. Les Basques français du Labourd avaient pris part à la chasse à la baleine depuis l’époque médiévale, mais ils participèrent peu à la chasse transatlantique du XVIe siècle, laquelle était dominée par les embarcations de Saint-Sébastien et Pasajes, au Guipúzcoa, et par les marchands Basques espagnols de l’arrière-pays.

Le marché de l’huile de baleine au début de l’époque moderne

La chasse commerciale des Basques répondaient à une demande du marché. À l’époque, la chair de baleine était encore salée et réservée comme provision pour le temps du carême, ce mammifère étant considéré comme un poisson au sens de la religion. La chair n’était toutefois pas exportée en quantité commerciale en Europe. C’est l’huile obtenue en faisant fondre le gras de baleine qui constituait le principal produit d’exportation. Les fanons, qui servaient à filtrer le krill et les autres petites créatures de l’océan, étaient un produit secondaire. Ces lames dures mais flexibles et légèrement arquées pouvaient atteindre deux mètres de longueur; elles avaient un usage comparable à celui de notre plastique renforcé de fibre de verre et servaient à fabriquer des arcs, des boucles, des casques, etc. L’huile de baleine était principalement destinée à l’éclairage et à la lubrification, mais on l’utilisait aussi pour le tannage, la finition du tissu et la fabrication du savon. La province basque de la Navarre, en Espagne, était un important producteur de cuir de sorte qu’une partie du marché de l’huile y était destiné, mais il était principalement expédié vers le nord, de Saint-Sébastien et parfois de Bordeaux, ou directement du Labrador vers, entre autres places, Nantes, Bristol et Amsterdam.

La chasse à la baleine : une stratégie de repli au début du XVIe siècle

Bien que la documentation soit mince à propos des premières expéditions transatlantiques vers le golfe du Saint-Laurent, les historiens affirment que la chasse transatlantique à la baleine dériva de la pêche à la morue. La présence accrue des Basques pêchant la morue dans La Gran Baya (le golfe du Saint-Laurent) est documentée pour les années 1520 et 1530. Certains équipages semblent s’être occasionnellement livrés à la chasse à la baleine quand la pêche était mauvaise. Les activités s’accrurent considérablement à la fin des années 1540 quand les marchands commencèrent à organiser des expéditions distinctes pour la chasse à la baleine et la pêche à la morue. Quant aux Basques français de la province du Labourd, ils s’impliquèrent peu dans la chasse à la baleine dans le détroit de Belle-Isle au XVIe siècle, mais ils étaient très présents plus loin, au nord du Saint-Laurent, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Les cétacés exploitables du golfe du Saint-Laurent et du détroit de Belle-Isle

Dans le détroit de Belle-Isle, les Basques chassaient aussi bien la baleine noire de l’Atlantique Nord (Eubalaena glacialis) que sa proche parente, la baleine boréale (Balaena mysticetus). Ils appelaient cette dernière barba, ou « la barbue », parce qu’elle avait davantage de fanons que la baleine noire. Elle était également plus grosse. Les restes zooarchéologiques exhumés dans la principale station baleinière de Red Bay révèlent que les Basques capturèrent autant de baleines boréales que de baleines noires. A Spitzberg au XVIIe siècle, c’est la baleine boréale qui est la principale espèce exploitée par les Basques et les Hollandais. En 1622, quand Thomas Edge décrivit les baleines nordiques fréquentant les eaux de Spitzberg, il désigna la baleine boréale du nom de « baleine de Grand Bay », une appellation également utilisée par les Basques : granbaiako balea. La baleine boréale est désormais une espèce arctique, rarement aperçue dans l’Atlantique Ouest, au sud de la baie d’Hudson. Quant aux baleines noires, elles sont actuellement menacées, bien qu’elles aient à nouveau été observées au large du Canada atlantique.

Les stations littorales du détroit et du golfe

  • Principales stations baleinières des Basques espagnols dans le détroit de Belle-Isle :
  • Terre-Neuve et Labrador : Red Bay (Butus ou Buytres), East St. Modeste (Samedete), St. Peter’s Bay, Chateau Bay et Carroll’s Cove.
  • Québec : Blanc-Sablon et Middle Bay.

Les archéologues ont retrouvé des matériaux basques le long de la côte la plus au sud du Labrador, notamment à Schooner Cove, Chateau Bay, Pleasure Harbour et Cape Charles.

Au début de l’époque moderne, la chasse à la baleine se pratiquait depuis la rive, tout comme la pêche à la morue. Les Basques établissaient des stations d’observation le long de la côte à partir desquelles ils lançaient les baleinières (chalupas) à la poursuite de leurs proies. Des documents attestent d’une première chasse commerciale dans le détroit de Belle-Isle vers 1545, mais le sommet fut atteint au Terra Nova dans les années 1560 et 1570. À cette époque, jusqu’à 20 bateaux et 2 000 hommes traversaient l’Atlantique chaque été pour se rendre à Grand Bay.

En 1620, la chasse à la baleine dans le détroit était déjà chose du passé. Plusieurs facteurs pourraient avoir joué un rôle dans sa disparition : la chute du prix de l’huile de baleine, les conflits maritimes des années 1585 à 1605 entre l’Espagne et l’Angleterre, l’enrôlement forcé des gens de mer dans l’Invincible Armada de 1588, l’inflation, les tributs imposés par la couronne espagnole, les changements climatiques et un déclin des populations de baleines. Les historiens semblent réticents à accepter l’idée que la chasse au Terra Nova ait eu de sérieuses conséquences sur les populations de baleines. En supposant qu’une vingtaine d’embarcations aient pratiqué la chasse au Labrador chaque année entre 1560 et 1580 (en s’appuyant sur les 19 expéditions documentées de 1572) et que chacune ait pris entre 15 et 20 baleines, les Basques auraient capturé de 300 à 400 baleines par année, et ce, pendant 20 ans. Cette hypothèse suppose l’élimination de quelque 6 000 à 8 000 baleines au cours de la période, hormis celles prises avant 1560 et après 1580, et celles mortes de blessures causées par des harpons sans avoir été capturées. Il semble peu probable que cette chasse n’ait pas eu un sérieux impact sur les populations de baleines noires et boréales au large du Labrador avant l’arrivée des Basques. Il existe une autre interprétation, celle de la zooarchéologie, qui estime à environ 11 000 la population de baleines boréales présentes à l’ouest de l’Atlantique Nord avant l’arrivée des Européens et à environ 12 000 à 15 000 celle des baleines noires. Entre 1530 et 1610, on évalue la prise totale entre 25 000 à 40 000, un portrait considérablement plus sombre. Il existe même des preuves que le déclin avait déjà commencé dans les années 1570.

Après le déclin de la chasse à la baleine dans le détroit de Belle-Isle vers 1600, les Basques continuèrent de chasser d’autres espèces dans le golfe du Saint-Laurent, en particulier le béluga de taille plus petite. Les Basques français du Labourd établirent d’importantes stations baleinières à l’île aux Basques, située près de Trois-Pistoles au Québec. Selon les recherches archéologies menées au site Hoyarsabal, sur l’île, l’endroit fut utilisé pendant un demi-siècle, soit environ de 1585 à 1635. Les Basques avaient déjà abandonné cette importante station saisonnière dans les années 1660 quand le père Lalemont visita la région. Entre 1540 et 1640, les Basques établirent aussi des stations littorales à Chauffaud-aux Basques, aux Escoumins et à Sept-Îles, sur la rive nord du Saint-Laurent. La station baleinière de l’archipel de Mingan, près de l’île d’Anticosti, date de la seconde moitié du XVIIe siècle.

Il semble que vers les années 1735 à 1755, le golfe ait connu une seconde vague de chasse à la baleine par les Basques, à Bon-Désir, près de l’embouchure du Saguenay, à Mingan et à Sept-Îles. On a récemment identifié une station baleinière basque sur l’île du Petit Mécatina, dans la région de Harrington Harbour au Québec. Ce site servait aussi pour la pêche à partir du littoral et fut peut-être également utilisé par d’autres groupes ethniques. Plusieurs sites de transformation dans le golfe du Saint-Laurent considérés comme des stations baleinières pourraient avoir été en réalité de plus tardives stations de dépeçage de phoques. Les Basques furent aussi impliqués dans la chasse aux phoques, par exemple aux îles de la Madeleine dans les années 1660. Leur exploitation de l’archipel remonte au XVIe siècle alors que, tout comme les Bretons, ils y chassaient le morse avec une telle efficacité que l’espèce est disparue du golfe du Saint-Laurent.

Le site de Red Bay

Les Basques choisissaient avec soin l’emplacement de leurs stations baleinières. Leur préférence allait aux ports en eau profonde protégés par une île, une caractéristique clé de la station de Red Bay sur l’île Saddle au Labrador. Dans les années 1970, on a identifié ce petit village isolé comme étant l’endroit que les Basques avaient baptisé Buytres ou Butus. Il s’agit de la plus importante de leurs stations littorales du Labrador pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Chaque année, pendant l’été et l’automne, entre 30 et 50 baleiniers, avec 8 ou même 10 bateaux, étaient à l’œuvre à partir de cette grande station. Ces chiffres signifient qu’il aurait pu y avoir une population saisonnière de 500 à 1 000 Basques, en plus d’un nombre inconnu d’Amérindiens Innus-Montagnais attirés par les possibilités de commercer.

Red Bay est de loin la station baleinière basque la plus étudiée au Canada. Les recherches archéologiques menées sur ce site constituent le principal fondement de l’interprétation sur la culture matérielle présentée dans le présent document – bien que les fouilles menées à Chateau Bay, au Labrador, ainsi qu’à l’Île aux Basques et dans l’archipel de Mingan, au Québec, aient aussi donné lieu à des sources documentaires et des résultats archéologiques des plus pertinents.

Des fouilles entreprises dan les années 1980 par des équipes de l’Université Memorial ont permis de dégager des fours de fonte de graisse, une tonnellerie, plusieurs petites habitations et même un vaste cimetière basque. Sous l’eau, juste au large de l’île Saddle et tout près de l’épave encore visible du vraquier moderne Bernier, on a trouvé l’épave d’un navire du XVIe siècle. Il s’agit vraisemblablement du San Juan de Pasajes, échoué en 1565 à Red Bay avec une cargaison d’huile. Il est impossible d’affirmer avec certitude que l’épave est bien celle du San Juan puisqu’au moins trois autres épaves anciennes de taille comparable gisent aussi dans le port de Red Bay, en plus de nombreuses petites embarcations et chalupas ayant servi à la chasse à la baleine. Les preuves réunies par Parcs Canada rendent toutefois fort plausible l’identification de la principale épave comme étant celle du San Juan.

Le cycle annuel

Chaque année, au printemps, les marchands du Pays basque, qui s’approvisionnaient souvent à Bordeaux, organisaient des expéditions et embauchaient un capitaine dont la responsabilité était de réunir un équipage. Certains navires étaient destinés à la chasse à la baleine, d’autres à la pêche à la morue. Le détroit de Belle-Isle étant souvent bloqué par les glaces tard au printemps, on ne mettait pas les voiles à destination de Grand Bay avant mai, voire juin. On ne sait pas exactement comment les équipages s’appropriaient les stations littorales. Le système du premier arrivé, premier servi, en vigueur dans le cas de la pêche, ne s’appliquait peut-être pas dans celui de la chasse. En effet, l’infrastructure de la chasse à la baleine étant à la fois plus onéreuse et plus durable que celle de la pêche riveraine, il est possible que les équipages de baleiniers, armés jusqu’aux dents, aient clairement manifesté leur droit à se prévaloir des cales et des fours qu’ils avaient construits les années précédentes.

La saison de la chasse à la baleine se prolongeant souvent tard à l’automne, elle était donc considérablement plus longue que celle de la pêche à la morue qui se terminait normalement à la fin août. La longueur de la saison dépendait de la migration des baleines noires et boréales qui vivaient dans les eaux au sud du Labrador du début de l’été jusqu’à la fin de l’automne. Une saison trop longue pouvait forcer les chasseurs à passer l’hiver au Canada. Après la chute des stocks de baleines, il est arrivé que des équipages aient été immobilisés par la glace alors qu’ils tentaient d’embarquer une cargaison d’huile. Ce fut le cas durant les saisons 1574-1575 et 1576-1577. Il arrivait aussi à l’occasion que des hommes passent l’hiver au pays à la suite d’une saison particulièrement généreuse, quand le navire était rempli d’huile et que le capitaine proposait un boni aux hommes qui acceptaient de rester sur terre afin de libérer de l’espace pour la cargaison. Normalement, c’est ensemble et à la fin de l’automne que navires et équipages rentraient à Saint-Sébastien ou à Bordeaux, où ils déchargeaient leurs tonneaux d’huile et allaient chacun leur chemin. Les hommes pouvaient passer quelques mois avec leurs femmes avant que le grand cycle annuel ne recommence. Ces déplacements saisonniers constituaient une habitude traditionnelle au Pays basque et dans certaines autres régions rurales d’Europe.

La chasse et la chalupa

Le Labrador n’a conservé aucune de ses tours de guet, les atalayas, mais les archéologues ont découvert des traces d’une petite structure d’observation au toit de tuiles sur une crête élevée de l’île Saddle, à la station de dépeçage de Red Bay. Quand une baleine était repérée, les chasseurs mettaient leurs chalupas à l’eau et poursuivaient leur proie jusqu’à ce qu’un harponneur puisse l’atteindre. Dans la chasse traditionnelle du golfe de Gascogne, l’équipage ramait ensuite à la poursuite de la baleine blessée. Les chasseurs fixèrent plus tard une ligne au harpon de telle sorte que la baleine remorquait le bateau et l’équipage dans une grande « Nantucket sleigh-ride ». Dans le récit qu’il fait de la chasse à la baleine des Basques, Champlain (1613) évoque cette technique qui aurait aussi été utilisée au XVIe siècle. Toutefois, il n’existe aucun vestige de bollard sur les chalupas excavées à Red Bay. Ces tiges, fixées à la quille des bateaux, permettaient de laisser filer la ligne en toute sécurité quand l’animal voulait s’échapper. Au Terra Nova au XVIe siècle, il semble que les Basques utilisaient plutôt un système plus ancien qui consistait à attacher une bouée en bois à une petite ligne reliée au harpon de façon à ce que la baleine blessée tire une balise derrière elle en fuyant. Peu importe le système utilisé au Terra Nova, le harpon n’était qu’une première étape : l’équipage devait poursuivre la baleine et la tuer à l’aide de lances quand elle émergeait pour respirer.

Destinées à la chasse à la baleine, les chalupas étaient des embarcations à rames pourvues d’une voile aurique. Chaque chalupa avait pour équipage un harponneur, un barreur et de quatre à six rameurs. La chalupa basque servit par la suite de prototype à des embarcations utilisées de la Nouvelle-Angleterre jusqu’aux Açores. Ces embarcations solidement construites, principalement en chêne, avaient des chevillages en fer forgé. La chalupa de Red Bay est assez typique avec ses quelque huit mètres de longueur et deux mètres de largeur. Elles possédaient une quille fortement cambrée pour la manœuvrabilité, une construction à franc-bord sous la ligne de l’eau pour la vitesse, et à clin au dessus de la ligne d’eau pour maximiser la flexibilité et offrir une résistance au renversement. Les bateaux côtiers utilisés pour la pêche française à la morue étaient très similaires, mais avec des lignes un peu moins fines. La capacité de charge étant davantage importante que la vitesse dans le cas de la pêche, un rapport longueur-largeur de 1:3 plutôt que 1:4 aurait été plus approprié sur le plan technique.

Le dépeçage de la baleine

Le dépeçage se faisait soit à la station, soit en mer, d’où l’importance de capturer une baleine qui flottait. Il se peut aussi que des baleines aient été dépecées à proximité du rivage. Il apparaît plus probable, toutefois, qu’on ait utilisé un treuil ou un cabestan pour emmener la carcasse de baleine sur un plan incliné pour la dépecer. Un tel système fut plus tard employé à Spitzberg où des vestiges de treuils ont été retrouvés. Certains documents indiquent que l’on procédait de la même façon à Grand Bay. Selon les débris organiques trouvés au large de Red Bay, ils apportaient souvent la baleine près de la côte pour la dépecer – comme l’a d’ailleurs décrit Champlain. Les archéologues ont découvert un quai basque fait de bois rond et de chevilles d’assemblage qui aurait pu être utilisé soit pour dépecer la baleine, soit pour la débarquer, soit encore pour en couper de grosses tranches de gras. Une des principales pièces de bois de charpente portait une mortaise destinée à recevoir une autre pièce de bois verticale; il s’agit peut-être d’une partie de grue sur le côté du quai. Les fouilles ont également révélé une passerelle de pierre reliant le quai à la section des fours de fonte où on transformait le gras en huile.

La fonte du lard : les fours de fonte

Aucune description détaillée des fours de fonte de Terra Nova ne nous est parvenue. Selon William Burroughs (1575), pour un équipage de 55 hommes avec un navire de 200 tonnes et cinq bateaux, il fallait quatre « foyers » ou chaudrons « pour faire fondre la baleine » et six « louches de cuivre ». Le procédé consistait à chauffer à feu doux le gras émincé déposé dans des chaudrons en cuivre. On utilisait les louches pour récupérer les fragments de gras et les recycler en combustible pour les fours de fonte. Chaque four (hornos), de forme à peu près rectangulaire, était fait d’un mur de pierres d’environ 50 cm d’épaisseur entourant une chambre de combustion circulaire dont le diamètre variait de 1,2 à 1,5 mètres. Les fours étaient souvent disposés en rangée d’au moins quatre, à l’image des maisons en rangée avec murs mitoyens. On a retrouvé de tels fours sur plusieurs sites, notamment à l’Île aux Basques et dans l’archipel de Mingan au Québec, ainsi qu’à Chateau Bay et au cap St. Charles, à Terre-Neuve. Un chaudron en cuivre peu profond et pas tout à fait hémisphérique, avec une courbe inversée à sa bordure, reposait sur chacun d’eux. Il avait sensiblement le même diamètre que la chambre de combustion, soit de 1,2 à 1,5 mètre. Les vestiges de Red Bay laissent croire qu’ils explosaient parfois et que les dommages étaient tels qu’il fallait parfois reconstruire les fours. Une plate-forme en bois entourait les fours de pierre et une structure de billots recouverts de tuiles d’argile rouge, importées du Pays basque, protégeait l’ensemble.

L’entreposage de l’huile de baleine : la barrica

Après la chasse, le dépeçage et la fonte, l’entreposage et l’expédition de l’huile de baleine constituait la quatrième et dernière étape du processus de production de Grand Bay au XVIe siècle. Les Basques utilisaient la barrica, un tonneau en bois de 200 à 230 litres, assez semblable au baril d’huile moderne. Ils arrivaient habituellement en pièces détachées. Les listes d’approvisionnement parlent d’environ 150 tonneaux par équipage de bateau. Chaque station littorale devait donc avoir plusieurs tonneliers pour les assembler ou les réparer. Les talents de ces artisans étaient reconnus et leur salaire était en conséquence. Les fouilles de Red Bay ont révélé qu’il y avait des tuiles de céramique décorée dans la tonnellerie où ils vivaient, ce qui n’existait pas chez la plupart des autres membres de l’équipage.

Les douves étaient marquées pour faciliter leur assemblage et certains barils portaient le monogramme de leur propriétaire. Le chêne qui servait pour la fabrication des douves arrivait au Pays basque depuis la Bretagne, signe des liens qui existaient déjà au début de l’époque moderne dans la zône entourant le golfe de Gascogne.

Le commerce transatlantique : l’embarcation

Que l’épave du XVIe siècle exhumée à Red Bay soit celle du San Juan échouée en 1565 ou une embarcation semblable qui a sombré dans des circonstances similaires, sa découverte constitue un excellent exemple de la performance des embarcations transatlantiques de l’époque. Les navires de l’époque n’étaient pas spécialisés de sorte qu’ils pouvaient servir à la pêche à la morue une année et à la chasse à la baleine l’année suivante. Le navire de Red Bay peut donc nous apprendre beaucoup sur la technologie des transatlantiques de l’époque et sur l’industrie de la chasse à la baleine.

Les noms des navires ont changé au fil du temps, comme les embarcations d’ailleurs. Le San Juan était un nao d’environ 250 tonnes, nao signifiant bateau en espagnol. Ce type d’embarcation a évolué à partir d’un design nord-européen, alors que le design du galéon, plus proche de la caravelle du début du XVIe siècle, était portugais. Le galéon basque du XVIe siècle était plus petit qu’un nao qui avait, grâce à ses 200 ou 300 tonnes, la taille parfaite pour aller à la pêche à la morue et pour rapporter une cargaison d’huile de baleine. Ces bateaux étaient fabriqués en Angleterre, dans le nord de la France et au Pays basque. Le San Juan appartient à un type de design que l’on qualifie de transitionnel, empruntant à d’anciennes traditions (par exemple au niveau de sa quille en un seul morceau) et en laissant présager des développements (par exemple au niveau de la standardisation). Le nao du XVIe siècle dont le rapport largeur/quille/longueur est de 1:2:3 a été remplacé au XVIIe siècle par des bateaux similaires aux lignes plus étirées d’un rapport plus près de 2:5:7.

Le bateau à trois mâts, le navire typique du commerce transatlantique depuis sa création vers 1500, est une des grandes inventions techniques de l’histoire européenne. L’étude du San Juan a permis de voir que le design de ces navires a évolué du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, alors que les schooners et autres navires semblables à voiles auriques plutôt que carrées les ont remplacés. Quelques épaves de trois mâts des XVIIe et XVIIIe siècles reposent dans l’Atlantique canadien et le long des rives du Saint-Laurent, mais aucun d’eux, à ce jour, n’a préservé les détails de construction et d’utilisation que les chercheurs ont pu tirer du San Juan.

Les Basques bénéficiaient-ils d’avantages techniques ou culturels?

L’observateur Nicolas Denys était d’avis que les Basques s’étaient mérités une certaine prééminence dans le monde maritime par leur expertise technique mais aussi en raison de leur culture économique. Il considérait, en effet, que les Basques étaient les pêcheurs les plus productifs et les comparait à des équipages d’autres régions qui étaient tous en faveur de courir le marigot :

courir le marigot, c’est lors que les pescheurs vont se cacher en quelque petite ance de terre, ou à l’abrys des rochers, au lieu d’aller sur le fonds, ce qui ne leur arrive que trop souvent, & là ils font du feu pour rostir du maquereau & faire bonne chere, & puis ils dorment jusques à un heure ou deux heures apres midy qu’ils se reveillent & s’en vont sur le fonds, prennent ce qu’ils peuvent attraper, cent ou cent cinquante moluës, & s’en retournent à l’échaffaut comme les autres, crainte d’estre grondez : il grondent les premiers, alleguent leurs malheurs…

Et il a insisté sur le comportement distinct des Basques :

C’est en quoy les Basques ont bien de l’avantage, ayant de bons habits de peaux, ils vont rarement au marigot & sont peu paresseux, le soir ils viennent aux échaffaux, & leurs chalouppes chargées que les autres pescheurs ne les ont pas à demy, aussi les appellent-ils tous Sorciers, & disent qu’ils font joüer la Barrette qui est une toque qu’ils porte sur la teste qu’ils font tourner lors qu’ils sont en colere ; tous ces reproches ne sont fondés que sur la haine que tous les pescheurs ont contre eux, parce qu’ils sont plus habilles à la pesche que toutes les autres Nations (Denys, 1672, p. 190).

Voilà une généralisation à laquelle il faudrait accorder peu de foi si elle venait de quelqu’un avantagé par la comparaison. Mais Nicholas Denys était un Rochelais; il n’avait donc aucune raison particulière d’encenser les Basques.

L’idée voulant que les Basques évoluaient au sein d’une culture économique distincte et bénéficiaient de certains avantages techniques n’est pas invraisemblable. Dans les années 1520 et 1530, ils se sont peut-être fiés aux connaissances des Bretons au Terra Nova, mais plus tard, quand Martin Hoyarsabal publie le premier routier des eaux de l’Atlantique canadien en 1579, ils avaient développé une grande expertise. La découverte d’instruments de navigation dans le San Juan, un habitacle, une boussole, un sablier et l’une des plus anciennes lignes de loch connues (pour estimer la vitesse sur l’eau), témoigne d’une certaine sophistication. Au XVIe siècle, ils avaient recours à des techniques de chasse à la baleine qui n’existaient dans aucun autre groupe ethnique. Quand, au siècle suivant, certains groupes voulurent combler leur retard, ils dépendaient de l’expertise basque.

La chaloupa n’est qu’un des éléments de la technologie basque transmis aux chasseurs de baleines des générations suivantes. Les Basques ont aussi influencé l’industrie qui s’est développée sur l’île arctique de Spitzberg, au nord de la Scandinavie. Lorsque la chasse à la baleine déclina à Grand Bay dans les années 1580, les Basques commencèrent à envoyer des expéditions dans cette région ou les Anglais et les Hollandais étaient en concurrence. Ces deux pays nordiques développèrent leur industrie en ayant recours à l’expertise basque. Les Hollandais développèrent à leur tour une technologie qu’ils transmirent aux pionniers américains de la New Amsterdam (New York) et du sud de la Nouvelle-Angleterre. Puis, ce fut au tour des Yankees de transmettre leur adaptation de la technologie aux Açoréens qu’ils employèrent comme équipages… Il est aussi probable que les techniques de chasse à la baleine et au phoque utilisées par les habitants de la Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles aient aussi été apprises des marins basques. Denis Riverin, seigneur de Matane, embaucha des harponneurs de Bayonne en 1690 pour transmettre les bases de la chasse à la baleine aux pêcheurs canadiens.

La structure socio-économique des équipages basques

Chaque équipage basque de chasseurs de baleine était constitué d’officiers et de gens de métier (oficiales) ainsi que de marins ordinaires et d’apprentis (apprentis marins ou oficiales). Le capitaine concluait des ententes verbales avec son équipage : il embauchait environ 25 hommes par 100 tonnes de navire, soit une soixantaine d’hommes pour un navire de 250 tonnes. Il investissait habituellement lui-même dans les outils de chasse à la baleine, et les tonneliers et les charpentiers fournissaient leurs propres outils. Même un petit équipage comprenait un manœuvrier, un assistant maître d’équipage, un commissaire, un tonnelier, un calfat, un canonnier, des harponneurs, des dépeceurs et des apprentis. Les aumôniers et les pilotes pouvaient servir sur plusieurs navires lors d’une même expédition. Les plus grands navires pouvaient avoir les leurs, ainsi qu’un chirurgien et même un plongeur pour les réparations à la coque. La division des tâches en mer ne respectait pas la même hiérarchie que sur terre, un tonnelier ou un harponneur n’était plus qu’un simple marin.

Certaines expéditions étaient très lucratives : un seul voyage pouvait suffire à absorber le coût d’un navire. La répartition des profits devaient donc être claire. Chez les Basques espagnols, un tiers des profits de la cargaison allait habituellement à l’équipage, un quart aux propriétaires du navire et le reste au pourvoyeur. Divers bonis étaient versés en huile ou en fanons à des oficiales. La part individuelle des hommes d’équipage variait considérablement. Celle des harponneurs était parmi les plus importantes, inférieure seulement à celle du capitaine ou du pilote. Un harponneur en chef ou un pilote pouvait recevoir quatre fois plus qu’un marin ordinaire d’expérience; un canonnier, un tonnelier ou un dépeceur, le double. Quant aux mousses, ils devaient se satisfaire d’un quart de la part d’un marin.

Les marins ordinaires et les apprentis acceptaient plus facilement le partage inégal des profits parce que le système d’apprentissage était bien organisé. Un tel système avait aussi l’avantage de transmettre de génération en génération les diverses habiletés requises pour la chasse traditionnelle à la baleine. Les apprentis et les mousses étaient souvent les fils ou les neveux des marins et des gens de métier. Certains n’avaient pas plus de 11 ou 12 ans. Les départs naturels au sein des équipages, soumis à de gigantesques risques, rendaient l’avancement relativement rapide, mais l’expérience était aussi considérée.

Les contacts avec les populations indigènes

Les équipages européens et les Autochtones entrèrent en contact dès les débuts du commerce transatlantique au Canada. Les Basques participaient à la pêche à la morue dans les années 1540, soit de 10 à 20 ans après les Bretons et les Normands. Il n’est donc pas surprenant que les Normands aient été les premiers à commercer les fourrures avec les peuples indigènes du golfe du Saint-Laurent. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les Basques devinrent toutefois des commerçants plus importants. Ils commercèrent avec les Béothuks de Terre-Neuve, les Innus-Montagnais du Labrador et de la rive nord du Saint-Laurent, ainsi qu’avec les Micmacs de Gaspé, de la Baie des Chaleurs et du Cap-Breton. Ils embauchaient aussi parfois des Innus-Montagnais à leurs stations littorales du détroit de Belle-Isle. Le commerce des fourrures des Basques atteignit son sommet à la fin des années 1580 avec l’installation d’un poste de traite à Tadoussac.

Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, et peut-être même un peu plus tard, les Basques dominèrent le commerce avec les populations indigènes du golfe du Saint-Laurent. Cette domination est attestée par plusieurs objets de commerce basques exhumés lors de fouilles archéologiques. Des haches et des bouilloires en cuivre ont été trouvées aussi loin que dans les territoires iroquoiens et hurons de l’actuel Ontario. Le développement d’une langue de commerce « pidgin » au XVIe siècle, qui laissa des traces dans le vocabulaire de certaines langues autochtones de la région, est un autre indicateur des liens étroits qui existaient entre les Basques et les peuples indigènes. Les Basques avaient-ils une aptitude particulière à traiter avec les Autochtones? L’idée n’est pas farfelue si l’on tient compte du fait que leur langue est unique. Les Basques étaient déjà accoutumés à traiter avec des locuteurs d’une autre langue et aux accommodements complexes qui pouvaient permettre à des étrangers de prendre part à un commerce mutuellement profitable. Leur expérience passée ne leur a certes pas nui quand ils ont rencontré les populations indigènes du Canada. Peut-être pouvons-nous ajouter cette habileté culturelle aux compétences techniques et économiques qui impressionnèrent tant Nicolas Denys.

Risques et décès : « Le gain est grand, le péril aussi est grand »

La chasse à la baleine comportait d’immenses risques sur le plan physique. Le principal danger était certainement le renversement des bateaux par une baleine harponnée qui fouettait l’eau de sa queue. Lorsqu’on utilisait une ligne, le risque était d’être pris au piège par cette même ligne et d’être tiré par-dessus bord ou même de s’enfoncer sous l’eau avec le bateau. Les accidents n’étaient pas rares si on en croit Thomas Edge (1622) qui spécifie que les Basques poursuivaient toujours les baleines avec au moins deux chalupas et que « la nage est aussi une compétence requise d’un tueur de baleine ». De telles catastrophes sont clairement évoquées dans une prière basque du début du XVIIe siècle que les chasseurs récitaient une fois la baleine blessée, juste avant sa mort :

Seigneur, c’est par votre grâce plus que par notre habilité que nous avons blessé la baleine du coup de harpon. En conséquence, faites, Seigneur Tout-Puissant, que vite nous immobilisions le grand poisson de la mer. Sans blesser aucun de nous par sa force quand il va prisionnier de la corde par la queue ou par la poitrine; sans retourner la chaloupe quille au ciel, sans l’entraîner avec lui au fond des eaux. Ainsi donc, épargnez-nous tous ces maux, afin que nous vous rendions grâces, une fois revenus au rivage. Le gain est grand, le péril aussi est grand : veillez sur nous sur notre vie (Etcheberri, 1627)

Les risques ne s’arrêtaient pas là. Les fours de fonte constituaient un immense danger. Les nombreux fragments de chaudrons de cuivre trouvés dans certains foyers indiquent que des explosions se produisaient parfois, répandant le gras chaud. Les flammes, également, étaient extrêmement dangereuses pour les fondeurs de graisse et les hacheurs de viande qui s’affairaient tout près. Le scorbut était toutefois la principale maladie qui guettait chasseurs et pêcheurs (Le scorbut est une maladie causée par une carence en vitamine C). En 1600, les visiteurs du Nouveau Monde avaient appris, peut-être des peuples indigènes, qu’une décoction d’aiguilles de thuya occidental ou de sapin avait des propriétés antiscorbutiques. Enfin, être paralysé par les glaces au Labrador était un autre risque auquel les hommes étaient exposés.

La mort faisait partie de la vie au Terra Nova. Les baleiniers basques devaient s’attendre à ce que quelques-uns de leurs compagnons périssent chaque année dans chacune des stations. Les fouilles au cimetière de Red Bay ont révélé quelque 150 squelettes, ce qui équivaudrait à un taux de mortalité moyen minimal de trois hommes par année. Régulièrement confrontés à la mort, ces hommes s’y préparaient de diverses manières. La prière, comme celle de Joanes Etcheberri en 1627, en est une. Le testament en est un autre. Le premier connu, rédigé dans l’actuel Canada, fut écrit la veille de Noël 1584, à Carrol Cove au Labrador, par le barbier-chirurgien d’un équipage basque de chasseurs de baleine. Joanes de Echaniz, de la ville d’Orio, attribua de petits dons à diverses églises et demanda que des messes soient dites pour son âme et pour les morts. Il légua l’essentiel de sa succession à sa fille et demanda à être inhumé « dans la sépulture de ma famille et que là se fassent pour mon âme les offices et rites funèbres […] et les autres offrandes que l’on fait d’habitude dans la dite église pour les personnes de ma qualité ». Ces rites, insistait-il, devaient être faits « même si je venais à mourir dans un endroit d’où mon corps ne pourrait pas être ramené ».

Ceux qui mouraient au Labrador y reposaient habituellement à jamais. Les inhumations de Red Bay furent essentiellement faites dans un cimetière contigu. Hormis quelques exceptions, la plupart des corps reposent sur le dos, en position allongée et la tête à l’ouest, soit en direction de Jérusalem. Comme des prêtres escortaient les équipages au Terra Nova, il est certain que ces inhumations furent accompagnées des rites traditionnels. Une des sépultures est probablement celle d’un religieux puisque le corps portait en pendentif une grande croix de bois. Les prêtres qui participaient aux expéditions au Labrador n’étaient pas là seulement pour guider les âmes et se charger des obligations dues aux morts, mais aussi pour l’observance des rites religieux qui avaient la réputation d’apporter sécurité et chance. Au début de l’époque moderne, chez les chasseurs de baleine comme chez les pêcheurs, de profondes coutumes religieuses régissaient la vie et la mort.

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http://um.gipuzkoakultura.net/itsasmemoria6/643-668_barthelmess.pdf

Recherche originale : Peter E. POPE, Ph.D., Université Memorial, Terre-Neuve