Musée virtuel de la Nouvelle France

Population

Pays d’en Haut et Louisiane

Le « Pays d’en Haut » : l’expression recouvre sous le Régime français l’espace des Grands Lacs, en amont du fleuve Saint-Laurent, où les coureurs de bois, missionnaires et militaires pénètrent dès le début du XVIIe siècle. À partir des années 1660, leurs fréquentations deviennent plus régulières. Les postes essaiment, donnant dans plusieurs cas naissance à des collectivités florissantes. Celle du Détroit, entre les Lacs Érié et Huron, devient en quelque sorte la capitale de la région.

Itinéraires d’Étienne Brûlé, premier français à pénétrer les « Pays d’en Haut ».

Itinéraires d’Étienne Brûlé, premier français à pénétrer les « Pays d’en Haut ».

Profitant de la bonne volonté des populations autochtones qui représentent une majorité incontestée dans l’intérieur du continent, les Français franchissent bientôt l’enjambée du bassin des Grands Lacs à la vallée du Mississippi. En 1682, l’explorateur Robert Cavelier de La Salle remonte ce grand fleuve jusqu’à son embouchure et revendique ses découvertes au nom du roi de France. Ainsi, en l’honneur de Louis XIV, cet immense territoire reçoit le nom de « Louisiane ». Au siècle suivant, la Louisiane deviendra à son tour une colonie de peuplement – moins peuplée que le Canada, certes, mais non moins essentielle à l’ensemble de la Nouvelle-France.

Au « Pays des Illinois », région nommé d’après une puissante confédération autochtone et centrée sur le sud-ouest de l’état actuel du même nom, les français mettent à profit le réseau fluvial et la richesse des terres pour développer une agriculture florissante. Ce territoire, qui passe de la tutelle des autorités du Canada à celle de leurs contreparties louisianaises en 1717, devient rapidement un grenier vital qui alimente toute la Basse-Louisiane. Ce sont ces espaces coloniaux, malheureusement moins biens connus que l’Acadie et la vallée du Saint-Laurent, que les lecteurs découvriront dans l’article qui suivra.

Dans les années 1630, les explorateurs, les missionnaires et les marchands de fourrures sillonnent déjà le Mississippi moyen, mais ce n’est qu’au tournant du XVIIIe siècle que les Français commencent à s’y établir. Ils forment tout d’abord des missions auprès des peuples indigènes, pour ensuite bâtir des forts qui leur permettent à la fois de revendiquer le territoire au nom de la France et d’offrir une certaine protection aux colons. C’est peu après qu’ils commencent à fonder divers types de communautés sur les deux rives du Mississippi, dans cette région connue sous le nom de Pays des Illinois et qui correspond à peu près aux limites actuelles des États de l’Illinois et du Missouri. Organisés selon le même schéma que les colonies de la Nouvelle-France et de la Basse-Louisiane, les établissements français du Pays des Illinois se développent le long des cours d’eau, ce qui facilite les interactions entre des colons français disséminés sur tout le territoire de l’Amérique du Nord. Le paysage du Pays des Illinois se caractérise par des rivières profondément encaissées séparées par de larges plaines inondables, lesquelles sont entrecoupées de nombreux cours d’eau plus importants tels le Missouri, l’Illinois, la Kaskaskia et l’Ohio. Cette région, à l’origine comprise dans la province du Canada, est considérée à partir de 1717 comme une partie de la Louisiane. Cette double identité se reflète dans le paysage culturel et la composition sociale du Pays des Illinois, à la fois canadien et louisianais.

Carte de la nouvelle découverte que les RR. Pères Jésuites on fait en l’année 1672 et continuée par le R. Père Jacques Marquette […] en l’année 1673

Carte de la nouvelle découverte que les RR. Pères Jésuites on fait en l’année 1672 et continuée par le R. Père Jacques Marquette […] en l’année 1673

Les premiers établissements coloniaux sont des missions. La mission de Cahokia est établie en 1699 et celle de Kaskaskia en 1703, toutes deux portant le nom du groupe indigène qui occupe alors leur emplacement. À l’arrivée des Européens, ces groupes autochtones forment déjà des communautés agricoles et résident dans des villages situés sur la plaine fluviale à l’est du Mississippi, sur des terres cultivées par leurs ancêtres depuis au moins 700 ans. Les Européens tendent alors à considérer les groupes indigènes qui vivent d’agriculture comme davantage « civilisés » que les nations de chasseurs et de cueilleurs, l’agriculture étant obligatoirement incluse à cette époque dans toute définition européenne de « civilisation ». Les missionnaires français établissent donc fréquemment leurs missions près de villages amérindiens agricoles, où ils profitent par la même occasion d’un accès plus sûr à des aliments « convenables » comparativement à ce qu’ils auraient pu trouver dans des endroits plus éloignés.

Une fois ces premiers contacts établis avec des groupes autochtones, les Français commencent à ériger des forts dans des emplacements stratégiques, souvent à proximité d’une mission. Il faut cependant attendre les années 1710 et 1720 pour observer de la part de la France un effort concerté pour construire des forts, installer des postes de traite et établir des foyers de peuplement au Pays des Illinois. En 1717, John Law et sa Compagnie d’Occident (ou du Mississippi) obtiennent par charte royale le monopole commercial de l’entière colonie de la Louisiane, y compris le Pays des Illinois. Cette date marque le début d’une activité coloniale plus intense de la part de la France dans toute la région qui s’étend des Grands Lacs au golfe du Mexique. Au cours des décennies 1710 et 1720, de nombreuses fortifications de type Vauban sont érigées ou reconstruites dans la partie ouest des Grands Lacs et la vallée du Mississippi, à des endroits où avait souvent existé une mission : Fort Michilimackinac, Fort Ouiatenon, Poste Arkansas, Fort Toulouse et Fort St-Jean Baptiste.

Plan du Fort Michilimackinac par Magra Perkins, 1765

Plan du Fort Michilimackinac par Magra Perkins, 1765

Ainsi, comme elle le faisait dans d’autres parties de son empire colonial, la France impose sa présence dans le Mississippi moyen avec la construction de Fort de Chartres en 1718. La construction du premier fort, en bois, est terminée en 1721, et le troisième (ou quatrième) fort, fait de pierres, est érigé dans les années 1750. Il s’agit de la seule fortification de pierres jamais construite par les Français dans la vallée du Mississippi. Fort de Chartres occupe un emplacement stratégique au cœur de la vallée, au carrefour du Canada et de la Louisiane, véritable rempart érigé par la France sur la frontière ouest de son territoire.

Le développement de la colonie française ne s’est pas fait par étape et de façon systématique, d’une extrémité à l’autre de la vallée du Mississippi : les premiers établissements coloniaux sont en fait érigés à peu près simultanément. La charte octroyée à John Law assure le transport des colons le long du Mississippi jusqu’à l’Arkansas et le Pays des Illinois. Des convois transportant des colons, principalement des fermiers et des artisans, commencent à remonter le fleuve dès 1718. Les premiers villages français sont établis à Cahokia et à Kaskaskia, autour des forts et des missions qui s’y trouvent déjà, ces dernières se transformant rapidement en églises paroissiales. Bientôt, des colons de la France et d’autres parties de la Nouvelle-France comme le Canada et les Pays d’en Haut, viennent grossir les rangs de ces villages. L’accroissement de la population entraîne la création de nouvelles communautés, dont Saint-Philippe, Prairie du Rocher et Peoria, ainsi que, sur l’autre côté du Mississippi, sur la rive ouest, Sainte-Geneviève (v. 1750) et plus tard Saint-Louis (1764).

Plus récemment, certains de ces villages, dont Saint-Philippe et Kaskaskia sur la rive est, ont été emportés par les flots tortueux du Mississippi, tout comme sur la rive ouest la majeure partie des premiers bâtiments de Sainte-Geneviève. Les mouvements du fleuve et l’érosion de ses rives ont été en outre amplifiés par la surexploitation des forêts riveraines pour alimenter en bois les bateaux à vapeur au XIXe siècle. Malgré tout, les archéologues ont réussi à étudier plusieurs de ces villages français, tels que Prairie du Rocher, Kaskaskia, Cahokia et Sainte-Geneviève, et à esquisser en collaboration avec les historiens une image de la vie quotidienne au Pays des Illinois.

Bien que l’agriculture constitue alors une composante essentielle de l’économie régionale, ces communautés comptent aussi, et ce, dès le début, sur l’exploitation d’autres ressources : le plomb, le sel et les fourrures. Les habitants participent souvent à plusieurs de ces activités économiques et le Pays des Illinois ne peut prospérer sans ces quatre éléments. Le type d’établissement diffère en fonction de la ressource à exploiter et les gens passent souvent d’un endroit à l’autre, selon les besoins.

L’agriculture

L’agriculture coloniale française au Pays des Illinois est axée sur la production de blé et l’élevage de porcs. C’est à ce « grenier » de la colonie que l’on doit la majeure partie du blé produit dans les colonies françaises et c’est de lui que les habitants de toute la vallée tirent leur pain quotidien, en particulier les résidents de La Nouvelle-Orléans. Les données économiques de cette époque dévoilent l’existence d’un commerce important de denrées alimentaires entre le Pays des Illinois et La Nouvelle-Orléans, notamment de farine de blé, de maïs, de viande de porc, de graisse d’ours, de langue de bison et de sel. Des cargaisons de ces denrées descendent régulièrement le Mississippi alors que des convois chargés de marchandises fabriquées en France ou dans d’autres colonies françaises et achetées aux marchands de La Nouvelle-Orléans le remontent.

La majorité des villages agricoles du Pays des Illinois sont fondés sur un modèle tripartite qui comprend le village, les champs et un boisé communal. Les villages sont divisés en un quadrillage de rues et de lots, chacun de ces lots étant entouré d’une palissade qui abrite la maison principale, le quartier des esclaves, le jardin, les vergers, la grange et les autres dépendances. Les terres agricoles se trouvent à l’extérieur du village, divisées en de longs lots étroits comme le veut la tradition française et que l’on voit aussi le long du Saint-Laurent. Ces longues bandes s’étirent perpendiculairement au cours d’eau, jusqu’aux escarpements, et chaque lot appartient à un propriétaire unique. Chaque propriétaire doit entretenir la portion de clôture située à l’extrémité de son lot afin que les animaux domestiques ne puissent entrer dans les champs et détruire les récoltes. Les terres communes sont situées sur les escarpements boisés, source d’approvisionnement en bois de chauffage pour tous les habitants et de pâturage pour leurs animaux, bien que de nombreux animaux domestiques se promènent librement dans les rues du village.

Le plomb

Le plomb représente à cette époque une ressource convoitée par toutes les puissances coloniales de l’Amérique du Nord. Il est essentiel à la vie quotidienne des soldats et des citoyens, pour la défense comme pour la chasse. L’extraction du plomb, la fabrication de balles de plomb et la production du plomb en vrac constituent alors de profitables activités pour les membres de l’élite coloniale française qui possèdent les mines. Pour exploiter ces dernières, ils ont recours à leurs esclaves africains et à ceux d’autres membres de la communauté. Ces établissements miniers sont situés sur la rive droite du Mississippi, environ 30 milles à l’ouest de Sainte-Geneviève. Les gisements de plomb étant peu profonds, l’extraction de ce métal tient davantage de la mine à ciel ouvert que de l’exploitation souterraine. Les colons français s’établissent à proximité des mines, en général sur la rive d’un ruisseau ou d’un autre petit cours d’eau. L’emplacement de l’habitation ne répond à aucun plan précis : elle est simplement située le plus près possible du gisement.

Le sel

Le sel constitue aussi une ressource importante, non seulement pour la conservation de la viande et l’assaisonnement des aliments, mais aussi pour le tannage et la protection des peaux et des fourrures de bison. La Saline constitue alors l’une des plus importantes sources de sel du Pays des Illinois, large ruisseau alimenté par des sources salées et qui se jette dans le Mississippi sur sa rive droite, à environ six milles au sud de Sainte-Geneviève, dans le Missouri actuel. Depuis 1680 déjà, les colons français traversent le fleuve pour s’approvisionner à cette source, alors que les Amérindiens l’utilisent depuis au moins l’an 1000 de notre ère. Après la fondation de Sainte-Geneviève, les Français intensifient la production de sel le long de La Saline, construisant de larges foyers de pierres sur lesquels ils font bouillir d’énormes marmites de fer remplies d’eau salée jusqu’à ce que l’eau soit évaporée. Les droits sur la production de sel sont entre les mains de quelques membres de l’élite française, lesquels embauchent d’autres colons ou recourent au travail des esclaves africains. Installés de façon un peu plus ordonnée qu’autour des mines de plomb, les maisons et les lots clôturés de La Saline suivent néanmoins les rives du cours d’eau, privilégiant les emplacements plus élevés pour tenter d’échapper aux crues saisonnières.

La traite des fourrures

La traite des fourrures représente la quatrième composante de l’économie du Pays des Illinois. Bien que les coureurs des bois poursuivent de façon indépendante leurs activités de trappe et d’échange, d’autres colons français participent au commerce de la fourrure au nom de marchands, locaux ou non, bien souvent à temps partiel, habituellement en hiver, une fois les récoltes terminées. Certains d’entre eux chassent les animaux à fourrure et procèdent eux-mêmes au tannage, alors que d’autres visitent plutôt des groupes autochtones avec lesquels ils négocient l’achat de fourrures. Dans d’autres occasions, ce sont les Autochtones eux-mêmes qui apportent leurs fourrures aux villages français et aux postes de traite pour les échanger contre divers produits. Mais peu importe la façon dont elles sont obtenues, les fourrures représentent à n’en pas douter un élément majeur de l’économie locale, et ce, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les marchands locaux accumulent les fourrures qu’ils utilisent ensuite comme monnaie d’échange : les fourrures, les peaux et le plomb constituent alors à peu près les seules monnaies d’échange en cours dans la région.

La survie des colons français au Pays des Illinois dépend donc de l’agriculture, de l’extraction du plomb, de la production de sel et du commerce des fourrures. Les colons cumulent bien souvent deux de ces activités ou plus, déménageant d’un endroit à l’autre en fonction des besoins. À ces activités s’ajoutent une production artisanale individuelle qui répond à leurs propres besoins, et une forme d’industrie familiale, comme le démontrent les traces de fabrication de balles de plomb dévoilées par des recherches archéologiques dans la cour arrière d’une maison française de Sainte-Geneviève. Cependant, qu’ils participent ou non à la traite des fourrures ou à la production de plomb, tous les résidents des villages du Pays des Illinois utilisent ces articles comme monnaie d’échange dans une économie qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, repose essentiellement sur le troc.

Parties les plus occidentales du Canada, 1688, par Pierre Raffeix

Parties les plus occidentales du Canada, 1688, par Pierre Raffeix

Partie occidentale du Canada ou de la Nouvelle-France

Partie occidentale du Canada ou de la Nouvelle-France

Des Amérindiens, des Africains et des Afro-Américains résident aussi au Pays des Illinois, certains à titre d’esclaves et d’autres en tant qu’hommes ou femmes libres. Les colons français interagissent avec ces groupes de diverses façons. Bien que les esclaves de toutes nationalités soient en général occupés aux travaux agricoles, ils participent aussi à tout un éventail d’autres activités, dont la production de sel, l’extraction du plomb, le transport fluvial, la traite des fourrures et la production domestique. Les Amérindiens et les Afro-Américains libres jouissent d’un statut distinct auprès des colons français, qui connaîtra des modifications au fil du temps.

Certains Canadiens français du Pays des Illinois épousent des Amérindiennes, officieusement ou officiellement, tissant ainsi des liens de parenté avec les populations locales. Alors que certains Amérindiens sont réduits à l’esclavage, d’autres s’installent librement dans les villages français ou aux alentours pour des périodes plus ou moins prolongées. D’autres encore visitent les établissements français seulement à l’occasion pour y faire des échanges. Jusqu’à leur déplacement forcé par le gouvernement des États-Unis au cours des années 1830, des membres des nations Chouanon, Peoria, Delaware et Kickapoux vivaient aux abords de Sainte-Geneviève, ainsi que dans la ville même, entretenant pour la plupart des relations pacifiques avec les résidents euro-américains.

Des vestiges archéologiques découverts dans le lot des Janis, dans la ville de Sainte-Geneviève, suggèrent cependant que dans les demeures et les commerces français (une taverne dans ce cas-ci), la présence des Amérindiens libres était limitée aux espaces publics des propriétés, près de la rue. C’est dans ces aires que les archéologues ont découvert les plus hautes concentrations de perles de verre et de balles de plomb, deux articles souvent échangés aux Amérindiens contre des fourrures. Les palissades entourant chacun des lots de la communauté semblent donc avoir efficacement empêché les Amérindiens de s’introduire plus avant dans les propriétés.

Des documents historiques indiquent aussi que dans les villages français du Pays des Illinois, les esclaves, aussi bien amérindiens qu’afro-américains, auraient joui d’une plus grande liberté de mouvement que les Amérindiens libres. Les esclaves non seulement résident et travaillent dans les maisons et les jardins, mais aussi dans les champs et les mines situés à l’extérieur des villes, ainsi que sur les rivières et autres cours d’eau. Ils effectuent des courses et des achats pour leur propriétaire et visitent famille et amis dans la ville. Un autre élément distinctif des villes françaises de la vallée du Mississippi est la présence d’un nombre appréciable d’hommes libres de couleur. Nullement comparable en nombre aux communautés d’hommes libres de couleur qui existent alors dans la Basse-Louisiane, leur présence dans la Haute-Louisiane, ou au Pays des Illinois, est tout de même notable en plus d’être durable.

L’exemple de la famille Ribault

En 1820 ou peut-être même avant, John Ribault, noble français âgé alors d’une trentaine d’années fuit la révolte des esclaves de Saint-Domingue et s’installe à Sainte-Geneviève. Il devient rapidement l’un des citoyens les plus importants de la ville : durant les années 1830 et 1840, il sert de témoin à de nombreux mariages de l’élite de Sainte-Geneviève et il agit à titre de magistrat nommé par la Cour. C’est au cours des années 1820 que débute sa relation avec une Afro-Américaine prénommée Clarise. Âgée elle aussi d’une trentaine d’années, elle est alors l’esclave du voisin de John Ribault, François Janis. Bien que toujours esclaves en 1833, quand les héritiers de François Janis divisent ses biens, Clarise, sa fille Thérèse et son fils mulâtre John sont reconnus, du moins en 1835, comme des personnes libres. Ils résident alors fort probablement dans la même rue que la famille Janis, dans la maison que Clarise achètera en 1840. Bien que les mariages interraciaux soient illégaux au Missouri dans les années 1830, sa relation avec John Ribault se poursuit jusqu’à la mort de celui-ci, en 1849. Dans son testament, Ribault prévoit une rente annuelle pour Clarise, ainsi que pour le fils de celle-ci, John Ribault, et sa petite-fille Clara, les deux derniers étant identifiés comme des personnes de couleur libres. Clarise résidera dans la même demeure jusqu’à sa mort, dans les années 1880, avec son fils John et les enfants de celui-ci. Cette histoire présente toutes les caractéristiques d’une pratique répandue dans la Basse-Louisiane, le « plaçage », qui consiste à unir des Français et des femmes libres de couleur. Les petits-enfants de Clarise se définissent comme quarterons dans les années 1960, terme davantage répandu dans la Basse-Louisiane qui signifie que l’un de leurs quatre grands-parents était d’origine européenne ou non-africaine.

Alors que des dizaines de milliers de kilomètres séparent les colons français dispersés sur tout le territoire de l’Amérique du Nord, les individus et les familles continuent à entretenir des liens commerciaux et familiaux durables avec la France et les autres colonies de la Nouvelle-France dont le Canada et la Louisiane. Néanmoins, malgré ces liens, les établissements français de la région ouest des Grands Lacs et de la vallée du Mississippi fonctionnent de manière plus ou moins indépendante, libres du contrôle administratif plus étroit entretenu par Paris sur la partie est de la Nouvelle-France et sur la Basse-Louisiane. Le Pays des Illinois compte alors plusieurs villages qui rappellent les villages français d’origine des colons qui y résident, ou de ceux de leurs parents ou de leurs grands-parents. Fréquemment, les hiérarchies séculière et ecclésiastique des vieux pays y sont aussi reproduites, en particulier dans les plus grands villages à vocation agricole.

Dans certains cas, comme à Sainte-Geneviève, les traditions culturelles françaises se perpétuent de nombreuses années après la fin du pouvoir colonial de la France. Après la guerre de Sept Ans, les anciennes colonies françaises sont cédées à la Grande-Bretagne et à l’Espagne. Le Pays des Illinois se retrouve donc, au lendemain de la Conquête, divisé en deux : les terres situées à l’est du Mississippi sont cédées à la Grande-Bretagne, alors que celles situées à l’ouest sont cédées à l’Espagne. Devenue propriété espagnole en 1763 et comptant un nombre grandissant d’Anglo-Américains, en particulier après la vente de la Louisiane en 1803, Sainte-Geneviève demeure pourtant essentiellement française jusqu’à la fin des années 1830. Après la Conquête, la population francophone de la région est formée de Canadiens, de gens nés au Pays des Illinois, de Français venus d’autres colonies (en particulier de Saint-Domingue après 1791) et d’aristocrates fuyant la Révolution française. Sainte-Geneviève, dans l’État actuel du Missouri, compte aujourd’hui davantage de bâtiments caractéristiques de l’architecture vernaculaire française à colombages que tout autre endroit en Amérique du Nord, et ces bâtiments ont tous été construits entre les années 1780 et 1850… soit bien après la fin du Régime français. Les traditions culturelles françaises ont subsisté dans la langue, la religion, les pratiques juridiques et la hiérarchie sociale, tout comme dans l’aménagement urbain et l’architecture. Elles sont encore bien visibles aujourd’hui, dévoilées par l’archéologie, mais aussi par l’environnement physique.

Maison française au Pays des Illinois, détail de la Carte générale du cours de la rivière de l'Ohio…, vers 1796, Victor Collot

Maison française au Pays des Illinois, détail de la Carte générale du cours de la rivière de l'Ohio…, vers 1796, Victor Collot

Un exemple de persistance culturelle

La famille Janis est un bon exemple de persistance culturelle. Nicolas François Janis est né à Québec en 1720. Son père, François Janis, né en Champagne autour de 1676, émigre à Trois-Rivières, au Canada, où il épouse en 1704 Simone Brosseau. De la fin des années 1730 au début des années 1740, Nicolas et un de ses frères, François Eustache, sont engagés dans le commerce de la fourrure entre Montréal et la région ouest des Grands Lacs. En 1747, Nicolas est devenu un marchand prospère de Kaskaskia, au Pays des Illinois, où il s’adonne au commerce des terres sur les deux rives du Mississippi. En 1751, il épouse Marie-Louise Thaumur dit LaSource. De leur mariage naissent neuf enfants. Comme la majorité des résidents de Kaskaskia de cette époque, il réside dans la ville, sur la rive est du fleuve, alors que ses terres agricoles se trouvent dans Le Grand Champ, de l’autre côté du Mississippi, à l’endroit où s’élevait la première ville de Sainte-Geneviève au début des années 1750.

En 1790, Nicolas achète à Antoine Dufour la terre sur laquelle s’élève encore aujourd’hui sa maison de Sainte-Geneviève. Cette propriété se situe dans la nouvelle Sainte-Geneviève, sur des terres légèrement plus élevées que l’emplacement initial de la ville pour protéger les habitations des crues du Mississippi. Le développement de la nouvelle ville commence vers la fin des années 1780, période qui coïncide avec la migration de nombreux résidents de souche française de la rive est à la rive ouest du Mississippi. Avec l’augmentation du nombre de colons américains et une présence accrue de l’autorité gouvernementale, la majorité des colons d’origine française choisit de déménager sur la rive ouest du fleuve, en territoire espagnol, plutôt que de demeurer en Illinois, territoire désormais américain.

L’une des importantes répercussions de cette migration, en particulier pour Sainte-Geneviève et Saint-Louis, fut la tenue par le gouvernement espagnol d’un recensement pour évaluer cet accroissement inattendu de sa population. Au recensement de 1791, Nicolas Janis est inscrit comme résident de Sainte-Geneviève et son foyer compte alors quatre Blancs et dix esclaves afro-américains. Il possède du blé, du maïs et du tabac en quantité supérieure à la moyenne des autres résidents. Par le mariage de leurs enfants, Nicolas et Marie-Louise se sont liés à trois des plus éminentes familles de Sainte-Geneviève, soit les familles Bolduc, Bauvais et Bienvenu. Les Janis, ces « nouveaux » résidents de Sainte-Geneviève, habitent maintenant la région depuis plus de quarante ans, y forment une famille importante et occupent une place de choix dans la hiérarchie sociale de Sainte-Geneviève.

C’est en 1790-1791 que Nicolas, âgé d’environ 70 ans et désormais veuf, et son plus jeune fils François, construisent leur nouvelle maison (il serait plus juste de dire que leurs esclaves construisent leur nouvelle maison). Bien qu’intégrant un toit à pignon de style américain, cette maison incarne dans tous ses autres aspects l’architecture vernaculaire française : des piliers carrés verticaux montés sur une poutre en traverse, s’appuyant sur des murs de pierres qui forment le rez-de-chaussée. Du bousillage, constitué ici d’un mélange d’argile et de paille de blé, remplit les espaces séparant les montants verticaux, les murs étant ensuite badigeonnés à la chaux. Le toit en saillie apporte une protection additionnelle à ce bâtiment de type « poteaux en terre ».

Dans la Basse-Louisiane, ce type d’habitation surélevée typique de l’architecture créole abrite au rez-de-chaussée des aires de rangement et des espaces de travail, alors que le logement se situe au premier étage. La façade de la maison des Janis compte plusieurs portes, puisqu’elle loge sous un même toit le domicile de ses propriétaires et une taverne. L’aménagement des pièces du premier étage est fidèle à l’architecture vernaculaire française, soit le modèle pièce sur pièce, sans passage central. À la mort de Nicolas, son fils François continue à habiter la maison avec sa famille, jusqu’à sa mort en 1832.

Armoire en noyer fabriquée par Jean Baptiste Ortes, vers 1765, no d’acc. 1905.13.1

Armoire en noyer fabriquée par Jean Baptiste Ortes, vers 1765, no d’acc. 1905.13.1

Nicolas Janis était assez riche pour construire la maison de son choix, mais près de trente ans après la fin du Régime français, il choisit de bâtir une maison « française ». Plusieurs autres résidents de souche française, du haut en bas de la vallée du Mississippi, firent le même choix, et ce, jusqu’au milieu du XIXe siècle. La même persistance culturelle s’observe dans les habitudes alimentaires, les pratiques juridiques (en particulier associées aux héritages et aux mariages), les traditions musicales, les cérémonies religieuses et les fêtes.

Bien que les habitants du Pays des Illinois de souche française aient sans aucun doute modifié certaines manières de faire afin de s’adapter à leurs environnements physique et social, très différents de ceux qu’ils avaient connus en France ou au Canada, ils ont aussi perpétué certaines coutumes, conservant des traditions et des pratiques inscrites dans leur héritage français commun. En dépit des nombreux changements de gouvernement et de l’arrivée massive d’Anglo-Américains et d’immigrants allemands au Pays des Illinois, les descendants des premiers habitants français firent preuve, dans les petites villes et les villages de cette région, d’une persistance culturelle qui perdura près d’un siècle après la Conquête.

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Recherche originale : Elizabeth SCOTT, Ph.D., Illinois State University